Depuis longtemps, j'ai adopté une ligne de conduite en matière de peinture qui consiste à éviter les écueil de l'esthétisme et du naturalisme en déterminant les couleurs par une perception synesthésique.
Le plus souvent cela prend les formes classiques des associations des couleurs avec des lettres ou des formes. Mais il arrive aussi que cette perception associe des couleurs à des choses, sans médiation de la géométrie ni de la langue.
Certains de mes tableaux mettaient en œuvre une perception synesthésique directe du trio des couverts couteau-fourchette-cuiller, en correspondance avec celui des couleurs fondamentales des théories anciennes : bleu-jaune-rouge.
Depuis, cette association très personnelle entre certaines choses et certaines couleurs s'est donné à observer plusieurs fois. J'ai voulu ici en faire une synthèse. Et, en passant, essayer de structurer mes réflexions disparates sur la couleur.
Peindre le monde ? Interpréter le monde en le colorant ? Colorer ce en quoi je crois ? Donner couleur à mes convictions ? Donner une réponse en couleurs à toutes les questions que je me pose ? N'est-il pas a priori assez banal de colorier les choses ? Peindre une chaise, une armoire, etc. tout le monde fait cela; mais d'où vient cette pulsion à peindre ?
La forme la plus primitive de la peinture est sans doute associée au fait de se peindre le corps, entièrement ou en partie. En rouge, en blanc, en noir selon qu'on se marie, fait la guerre, pleure un mort, etc.
Il y a, en Patagonie, un endroit appelé la Vallée des peintures (Rio de las pinturas), et, dans cette vallée, le Trou des Mains (Cueva de las manos). Peintures rupestres vieilles de presque 10.000 ans. Comme dans d'autres sites paléolithiques, abondance de formes de mains. On pense que ces silhouettes étaient produites en soufflant un pigment sur la main posée contre la paroi. Certaines images semblent peintes en positif; d'autres en négatif.
L'interprétation qui est donnée généralement des peintures est que c'est le vestige d'un rite d'initiation, c'est-à-dire d'identification individuelle dans un groupe. Mais quel est ici l'objet essentiel ? Le pochoir de la main sur la paroi, ou la main elle-même, colorée ? Les auteurs faisaient-ils la distinction ?
« Il fallait être peint pour être homme » note Claude Lévi-Strauss. La peinture du corps donne unité et identité à la personne et au groupe, la variété des motifs dessinés ou tatoués étant là pour enrichir les références symboliques. On est proche du mythe Grec de la naissance de la peinture, où la jeune fille de Sicyone garde l'image -l'identité donc- de son fiancé qui part à la guerre en traçant le contour de son ombre projetée sur le mur. Et on reproduit la séparation classique du dessin et de la couleur : le dessin au mur représente, la couleur sur le corps c'est la vie.
Inversement, lorsque la coloration des corps s'inscrit dans un grand n'importe quoi dionysiaque, comme lors du festival Holi (la Fête des Couleurs) en Inde, la confusion visuelle se double d'une confusion sociale; les castes se mélangent autant que les pigments.
Il y a une autre attitude coloriste qui est sans doute primitive elle aussi, c'est celle qui envisage la couleur des choses uniquement sous l'aspect de leur intégration optique dans l'environnement, ce que soit pour s'y fondre ou s'en démarquer. Les colorations des êtres vivants suivent l'une ou l'autre de ces logiques. Le camouflage est moins une question de couleur que de motifs qui rompent la forme de l'animal. La couleur signal est celle des fleurs.
Elle est aussi fréquente comme choix esthétique. Je voudrais ici évoquer des souvenirs relatifs à certains exemples de sculptures peintes tout en rouge. Deux exemples dans l'espace urbain :
Covenant, d'Alexander Lieberman, à Philadelphie (1975), et l'Araignée Rouge d'Alexander Calder à la Défense (1976).
Si Liberman l'a peinte en rouge, c'est pour la même raison qui fait que les camions de pompiers sont rouges : "red is always good in a city environment. It is the only color that really breaks away from the background."
C'est sans doute un autre aspect naturel de la couleur qui fait que "le rouge avance, le bleu recule", et qui dès lors tend à assigner le rouge aux figures et le bleu au fond, dans les reliefs antique par exemple. Les éléments en saillie ou en ronde-bosse (colonnes, partie saillantes des moulures) étaient peints en rouge, et les éléments en retrait (fonds de frise ou de fronton, parties en retrait des moulures), en bleu.
Dans certains environnements c'est le bleu qui assume le rôle de signal le plus visible. C'est cette inversion de la convention que semble exploiter Jean Verame.
Mais vouloir créer un signal est-il un acte purement optique ? Le signal n'est-il pas déjà un signe ? La couleur dans ces exemple n'est elle pas déjà chargée d'intentions symboliques ?
La peinture sacrée des objets est sans doute aussi ancienne que celle des corps. La teinte confère identité et valeur symbolique. Ce sont ces couleurs symboliques que les adeptes du paranormal attribueront à la perception extrasensorielle sous le nom d'aura.
Voici par exemple ce qu'en disent les célébrants de la fête indienne de la couleur : même si elle peut être vécue en tant que plaisir esthétique, elle s'inscrit surtout dans une tradition de la couleur symbolique : Les couleurs des pigments ont une signification bien précise : rouge pour la joie et l'amour, bleu pour la vitalité, vert pour l'harmonie, orange pour l'optimisme.
Des dizaines de volumes ont été publiés sur cet aspect de la couleur. (Dans ma bibliothèque : Des Couleurs Symboliques, F. Portal, 1837; Couleurs et Métaux qui guérissent, A. Leprince, 1974, etc.)
La symbolique religieuse des couleurs en tant que telle ne m'intéresse que dans la mesure où elle trouve un écho dans une pratique religieuse d'aujourd'hui, celle de l'art.
Car dans le geste de mise en couleur d'une chose, je détecte un souci de conférer une identité et une éventuelle valeur symbolique qui place la chose à un niveau de spiritualité supérieur. La couleur est transcendance.
L'exemple qui nous vient à l'esprit est celui des objets enduit de bleu par Yves Klein, et nous voyons que le souci d'appropriation et d'identification se double explicitement d'une dénomination, comme lors d'une cérémonie de baptême, puisque le bleu utilisé est présenté comme strictement individuel : c'est l'IKB, l'International Klein Blue, qui hors mythe mégalomaniaque, est un outremer assez ordinaire.
Cette élection du bleu comme couleur sacrée n'est bien entendu pas sans rappeler que c'était aussi celle de la Sainte Vierge, et pour des raisons qui n'avaient rien de vraiment spirituel. Le bleu était pour les peintres la couleur la plus précieuse parce qu'elle était la plus chère, du fait de sa rareté. Beaucoup de ce qui s'est dit et écrit de la valeur spirituelle de la couleur, la pourpre dans l'antiquité, le bleu au Moyen-âge, a pour fondement la valeur vénale des pigments.
Y a-t-il une teinte qui plus que toutes les autres soit la couleur par essence ? Ma couleur préférée, peut-être, le rouge ? Le rouge n'est pas seulement une couleur qui se distingue par sa visibilité. Depuis toujours elle a un sens symbolique qui sans doute tient à la fois à sa rareté dans l'environnement et à son abondance en nous sous forme de sang.
Est-ce LA couleur ? Pourquoi serait-ce LA couleur ? Le sang ? Il y a peut-être une détermination physiologique à la préciosité du rouge autre que le rapport au sang, ou que sa rareté dans l'environnement, c'est sa fragilité dans notre système perceptif, comme en témoigne le fait que des trois primaires lui est dévolue l'aire la plus restreinte dans les diagrammes type CIE.
Spontanément, nous sommes portés à croire que la première chose à dire de la couleur des choses, est qu'elle existe avant toute intervention de notre part. N'y a-t-il pas une couleur "naturelle" des choses, et avant de la créer, ou de l'interpréter, ne faut-il pas tout simplement l'apercevoir ?
C'est là une position subjective sensée, mais elle mérite un examen. En fait, apercevoir la couleur comme telle est une démarche beaucoup moins "naturelle" qu'il n'y parait.
Voir ne vient pas avant parler, ni avant peindre.
Il y a dans la République de Platon, un bref passage où il parle de couleur, pour donner un exemple de couleur fausse comme analogie esthétique d'une institution politique absurde.
Il raille les esprit simples, encore englués de pensée magique, qui pour la représentation des parties les plus nobles de l'anatomie humaine (les yeux), prônent la couleur la plus précieuse (le pourpre), alors que la bonne façon de représenter l'œil est de recourir au noir si vulgaire.
Notons que ce passage est atypique, en ce que Platon nous a plutôt habitué à un rejet de son passé de peintre, et de la mimesis en particulier; il était lui-même un représentant éminent de la pensée magique et idéaliste, dans la ligne des pythagoriciens.
Mais ce qu'il nous signale, c'est un moment de la culture des couleurs où la figuration profane prend le pas sur la peinture sacrée. Il y a ici une autre invention de la Grèce classique, qui est de découvrir une adéquation entre le pigment du peintre et un aspect de la chose représentée, sa teinte.
L'esprit primitif ne pense pas la couleur des choses. Longtemps la couleur n'était pas une qualité des choses, mais un produit -poudre ou liquide- qu'on leur appliquait. A la Renaissance encore, chez Cennini par exemple, les discussions sur la couleur sont uniquement des discussions sur les pigments et les pots de peinture.
Bien entendu, l'adéquation variable de ces produits pour l'imitation du motif en une fresque n'était pas méconnu. Mais le mouvement de l'esprit qui se détachait de la valeur symbolique des couleurs pour assumer une figuration profane du monde était une ascèse peu répandue.
Plus tard apparaît la notion de la couleur comme qualité de l'objet perçu en dehors de toute préoccupation de technique figurative. On peut sans doute dater l'apparition du concept abstrait de couleur du XVIème siècle. Chez François d'Aguilon (1613), elle devient une qualité de la chose, mais pas de même rang métaphysique que ces autres qualités qui offrent prise à la mathématique et définissent vraiment l'essence de la chose : celle-ci sont premières, et les couleurs sont qualités secondaires, ou accidentelles. John Locke systématise la différence entre qualités secondes et premières. La couleur n'est pas vraiment une qualité de la chose, mais de la sensation.
Dans cette hiérarchisation métaphysique on n'est pas loin d'ailleurs de toute la pensée classique qui dévalorise la couleur en comparaison du dessin : celui-ci s'adresse à l'intelligence, alors que la couleur ne fait que chatouiller la sensibilité. La dévalorisation ontologique de la couleur est illustrée par la théorie classique de Winckelmann, qui affirmait que la meilleure sculpture antique n'était pas peinte. Ce réductionnisme de l'art du sculpteur qui refuse la couleur pour mieux embrasser la matière perdure dans le modernisme.
Bien entendu, il ne serait pas question ici de rejeter ces avancées qui rendront possible la science de la couleur, à venir à la fin du XVIIIeme siècle.
Ceci dit, je voudrais ici esquisser ma position personnelle sur la question de la métaphysique des couleurs. Dire que notre perception de la couleur est historiquement et culturellement contingente ne signifie pas que je me range dans le camps des idéalistes pour qui la couleur n'a pas d'existence matérielle, et n'est que création de notre esprit. Une robe rouge, disait Goethe, n'est pas rouge dans l'obscurité parce que nous ne la voyons pas telle. La vérité est que la robe existe avec des caractères physiques, qu'on la voie ou pas. Il se fait que dans une approche matérialiste de la science des couleurs, les termes comme "rouge" ne désignent pas qu'une sensation, mais un certain faisceau de caractéristiques physiques (un spectre réflexif) qui pour un observateur moyen dans des conditions d'observation standard lui vaudront l'attribution de la qualité "rouge".
Dans mes compositions "abstraites", il y a des couleurs qui apparaissent dont le sens semble pouvoir être interprété comme une reprise hors contexte d'une perception oubliée.
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A la couleur qui se définirait comme dénotation objective se substitue un autre signifiant chromatique; a priori énigmatique, mais que peut-être nous pouvons commencer à comprendre si nous y voyons un glissement de sens qui est de l'ordre de la figure de style en poésie.
Reprenant la systématique bien connue de Roman Jakobson on pourrait y voir deux principes: la métaphore et la métonymie.
Le terme de "couleur rêvée" que nous appliquons à la couleur synesthésique a l'intérêt de renvoyer à l'analyse du rêve, à la fois illusion d'une transcendance magique et révélation poétique d'une vérité opérante. Il rend compte du fait que ce sont des couleurs qui se forment lorsque je travaille en dormant, et dont je me souviens au réveil, comme souvent apparaît la solution d'un problème que je me récapitulais la veille au soir.
Le phénomène vraiment intéressant dans ces transformations des objets par la couleur, c'est quand la nouvelle couleur apparaît avec une intensité et une évidence instantanées. Sans qu'une explication rationnelle puisse être envisagée.
Mettre en une couleur un objet, ce n'est pas seulement en faire un signal ou un symbole, c'est aussi, et d'abord sans doute, consolider son être un une entité solide et permanente.
Lorsque je peins un objet d'une couleur homogène, je qualifie cette chose par la couleur. Cela renforce l'unité et la cohérence de la chose. C'est un peu comme si je la nommais, dans la langue des couleurs.
Poser la question de la couleur d'une chose m'amène à me poser celle de la nature plus ou moins problématique de la chose en soi.
Examiner les choses en s'interrogeant d'abord sur ce qui fait d'elles des choses est un souci indispensable pour qui, comme un artiste, s'occupe à la production d'images.
Qu'est-ce qu'une chose ?
Popper suggérait une définition de la chose réelle : a material thing of ordinary size -things which a baby can handle and (preferably) put into his mouth. Définition amusante, mais dont les insuffisances sont patentes.
Le nom fait la chose.
Une autre approche, structuraliste, serait de dire qu'une chose est ce qui a un nom. Ce qui fait qu'une partie du monde puisse recevoir une couleur unique -qu'elle soit symbolique, esthétique ou rêvée-, est aussi ce qui fait qu'elle peut être nommée. Effectivement il y a un rapport, mais un nom peut aussi désigner une collection, ou un système.
Dans notre réflexion sur la couleur des choses une distinction est essentielle, entre la chose et la structure.
Dans ce que nous percevons, il y a des parties du monde qui ne se donnent pas immédiatement comme être unitaire. Leur complexité structurelle défie nos intentions de les cataloguer comme tel ou tel objet. Collections, séries, compositions et constructions. Ce ne sont pas vraiment des choses.
Mais tous ces ensembles ne sont-ils pas des assemblages de choses individualisées ? Et d'autre part toutes les choses ne sont-elles pas en définitives des assemblages d'assemblages, d'assemblages jusqu'à atteindre l'infinitésimal ?
Ce dilemme de la primauté à donner aux choses ou aux structures dans la définition du monde matériel est aussi ancien que la métaphysique. Deux idéologies s'opposent, dont l'ébauche la plus ancienne est sans doute celle qui opposait Platon à Démocrite, les pythagoriciens aux atomistes, l'idéalisme au matérialisme.
Pour les premiers, le fondement de l'être est l'évidence première de la chose, pour les seconds c'est un ensembles de relations seules accessibles à la réflexion critique. Nous sommes du camp des matérialistes, et cette réflexion sur les couleurs des choses est un approfondissement de nos convictions en la matière.
Nous disons donc que ce qui existe réellement, en dernière analyse, est du ressort des modèles qui établissent des relations, et que toutes ces métaphysiques platoniciennes qui se fondent sur l'identité imaginaire ne sont qu'une élaborations d'illusions subjectives.
Ces questions me rappellent le discours de Louis Kahn, mon professeur d'architecture, qui insistait beaucoup sur la distinction -inexistante en français- entre shape et form. La première est l'apparence des choses entant qu'elle se donne comme unité que l'on n'analyse pas, que l'on ne cherche pas à comprendre. La seconde est celle qui est vraiment l'objet de l'attention créative de l'architecte, c'est l'aspect en tant qu'il se comprend, dans les termes d'une culture.
Que tout soit réductible à des relations logiques et mathématiques n'empêche pas que nous percevions des parties du mondes comme des êtres singuliers. On ne peut pas ignorer la résistance que manifestent ceux-ci à la désintégration opérée par la connaissance.
Il semble bien que ce que nous appelons une chose est une partie du monde dotée d'une qualité très singulière. Cette qualité, c'est celle de constituer, pour et par notre perception, une entité délimitée, non-contradictoire et globale. Ce qui découpe dans le monde de telles entités indentifiables par un nom et éventuellement une couleur, c'est la faculté imaginaire, qui unifie les sensations en images. Ce qui fait l'image, ce n'est pas qu'elle est une représentation, mais qu'elle est une modalité fusionnelle de notre subjectivité, qui nous donne unité comme sujet, et donne unité aux choses.
L'image mentale elle-même n'est représentation qu'en tant qu'elle est réductible à une description.
Toutes ces considération pour dire que ma démarche implique très étroitement une réflexion vécue sur la couleur, la chose et l'image.
Certaines constructions assument une qualité d'objet cohérent, et recréent une chose à un autre niveau.
Parmi les choses donc, il faut compter certains assemblages. Exemples : un tas de galets, une bulle de savon. Et il m'arrive de créer des assemblages de chose ordinaires, qui pour une raison ou pour une autre m'interpellent. Mais ce ne sont pas des choses. Je n'ai plus affaire à un objet unique, et de donner à cet ensemble une couleur unique n'aurait pas de sens.
Ces compositions sont l'exact opposé de la démarche qui délimite l'être par une couleur unique; ici on se détourne de la chose pour assumer la création d'un sens par la construction.
Notre perception et notre créativité n'auront-elle tendance à transfigurer par la couleur ne sont -elles que des choses extraordinaires, déjà parées d'une aura, qu'elle soit spirituelle ou artistique. Faut-il peindre une sculpture ou une montagne pour éprouver tous les pouvoirs de la couleur ?
Je n'ai pas voulu me laisser entraîner dans cet idéalisme qui veut que la synesthésie sous toutes ses formes soit l'apanage d'esprits supérieurs en prise avec le surnaturel.
Ma démarche avec mes couverts colorés était l'inscription d'un étonnement devant l'ambiguïté d'une perception synesthésique qui à la fois voit et crée la couleur. J'ai voulu en faire l'expérience plus systématiquement, en m'attachant à surprendre ces teintes rêvée que ma perception ne produit que très rarement dans des objets rencontrés au hasard. Avant tout, j'ai voulu mieux voir les objets ordinaires, et mieux voir leurs teintes naturelles.
Ce refus de la hiérarchisation des choses qui nous entourent sur une échelle de plus ou moins grande dignité spirituelle, j'en trouve des inspirations dans l'histoire. Ainsi, le philosophe Jules César Vanini, contemporain de Giordano Bruno et qui comme lui fut brûlé comme hérétique parce qu'il refusait l'ordonnance hiérarchique de l'univers prêchée par l'Eglise. Il reconnaissait la grandeur de Dieu dans la contemplation d'une motte de terre là où d'autres la reconnaissaient dans celle du firmament. A son procès où il était accusé de corrompre la jeunesse par des dogmes nouveaux. Vanini aperçu par hasard à terre une paille, il la ramassa, et la montrant aux juges : «Cette paille, dit-il, me force à croire qu’il y a un Dieu.»
Qui ne se souvient de ce moment clef dans La Nausée de Sartre, où le héros, sur son banc dans un parc, penché sur une racine, est bouleversé jusqu'à la nausée par son aspect qui lui semble résistant à toute prise de sa conscience, rétive à toute délimitation comme essence, et donc manifestation radicale d'une existence brute, culmination de l'absurdité.
Ce qui est remarquable dans cet extrait, c'est cette sensibilité exacerbée à ce que les objets les plus humbles peuvent être porteurs de sens, même si ici, ce sens est plutôt celui d'une vacuité radicale. Que du spectacle des choses nous ne soyons pas renvoyés à nous-mêmes, faut-il pour autant tirer le motif d'une désespérance, d'un sentiment de l'absurde, d'une nausée ?
Je me sens donc bien plus proche de Vanini que de Sartre, et persiste à voir dans les choses les moins prédisposées à notre enchantement esthétique, non pas une absurdité nauséeuse, mais la beauté vraie de l'univers.
Dans ma quête de la couleur des choses, je me suis donc armé d'attention -et d'un appareil photo pour en témoigner- lors de mes errances en ville. Quels gisements plus riches en choses insignifiantes que les trottoirs de nos villes ? Certains objets attirent mon attention par leurs qualités chromatiques, plus ou moins en concordance avec mes convictions en matière de théorie de la couleur.
Il y a des choses qui ont une couleur réelle forte, qui peut paraître naturelle ou incongrue. Leur couleur très marquée "étouffe" la possibilité d'une perception créative.
Mon regard se pose sur tous ces objets peu attirants, à la fois pour en découvrir les beautés -leurs couleurs- propres, mais aussi sans doute, avec l'idée de les convertir par la couleur, ou même, de voir en eux le substrat miraculeux d'une couleur rêvée.
Mon regard sur les modestes résidents du trottoir est actif, et même un rien prédateur, puisqu'il les interroge, les jauge, pour voir s'ils ne vont pas en une fulgurance se parer d'une teinte que mes sens ordinaires ne sont pas censés y voir. Pourrais-je les joindre à ma collection de choses ordinaires transcendées par la couleur rêvée ? Mais le plus souvent, leur légèreté, leur fragilité, leur évanescence les garantit contre toute tentative de prise d'appropriation symbolique. Leur couleur naturelle parfois aussi par sa qualité comble mes sens et amortit la possibilité d'une perception extrasensorielle. On ne voit les fantômes que dans une nuit silencieuse.
Pour d'autres, c'est qu'il ne s'agit pas d'objets tangibles et utilisables -récupérables. Trop mous, trop fragiles, trop grands, trop petits, vivants, nauséabonds, liquides, etc., ils n'accepteront pas volontiers le traitement artistique que je leur administrerais.
Il leur faudra aussi une surface délimitée. Nous ne parlerons donc pas des fractals.
D'autres sont déjà des choses de peinture, dont le substrat matériel même est presque inexistant ou insignifiant.
Et puis il y a des lueurs, des ombres, qui font image et donc chose, mais qu'il serait vain d'espérer ramener dans ma sacoche.
Ou alors, c'est une chose qui se distingue par sa négativité existentielle, comme le trou, la faille, le joint, que j'aurais du mal à ramener chez moi pour en faire des choses colorées.
Et nous ne parlons pas ici des choses vraiment trop grandes ou trop molles, ou trop nombreuses, comme les tours de bureaux, les nuages, les routes, les arcs-en-ciel, etc. Exclus également : les dessins et signaux divers, les œuvres d'art, parce que de la même façon que le numéro qui va sortir à la roulette ne se donne qu'à ceux qui ne jouent pas, le jackpot de la couleur rêvée ne se donnera qu'aux objets d'une parfaite virginité symbolique et artistique.
Après la création, la présentation : la première chose qui m'était venue à l'esprit, en pensant à ces objets précieux comme de jeunes enfants, c'était à une buche posée dans un landau. Pour le socle donc, je pourrais prendre une poussette -peinte en gris- et dedans poser mes choses de couleur.
Ou alors présenter les objets posés sur des coussins comme des bébés.
Le souvenir m'est venu de cette salle de repos de la garderie d'Olne, avec ses petits lits, momentanément occupés par les doudous.
Les socles et les objets seraient répartis dans la pièce comme les lits de la garderie, sans égard indu pour le dogme de la sacralisation de la chose artistique par une occupation démesurée de l'espace. Les tableaux n'ont pas besoin d'une aura de 20m² de mur immaculé; les sculptures non plus.
Un problème se pose d'ordre mécanique : un objet léger (la canette par exemple) ne s'enfoncera presque pas dans son coussin; un objet lourd (la brique par exemple) l'écrasera. Il serait bien donc de construire une fiction mécanique qui neutralise les effets de la gravité : tous les objets seront posés et s'enfonceront d'autant. Cela ne veut pas dire que tous les objets ont le même poids, puisque s'ils avaient le même poids, les plus petits s'enfonceraient plus. L'essentiel n'est pas là : ce qui se passe, c'est que l'enfoncement n'a rien à voir avec la masse, que c'est une valeur mystique comme ce qui donnait l'explication du mouvement des astres avant Newton.
Mes socles-oreillers seront conçus de manière telle que chaque objet s'y enfonce, sous l'effet apparent de la gravité, jusqu'à 12cm du fond de l'oreiller. Je pourrais fabriquer pour chaque pièce un coussin rigide (en papier mâché, en polyester, etc.) que j'emballerais dans une taie gris foncé. La taie ferait que l'aspect lisse et un peu bizarre du coussin serait imperceptible.
Le poids de la chose est ainsi neutralisé, et de même que nous pourrions parler de couleur des esprits, c'est le poids des esprits. C'est un peu aussi comme Jésus marchant sur l'eau. Ou alors comme les Poltergeists.
Dans notre quête de la qualité élémentaire "couleur", nous avons été amenés à neutraliser la qualité première qu'est le poids pour mieux mettre en évidence la qualité seconde qu'est la couleur. Ce que nous avons désormais, c'est un objet désincarné de tout -sauf de la couleur. Et la relation forme-couleur en sera comme l'essence première.