Les COULEURS des RUES

 

Notre perception et notre créativité n'auront-elle tendance à transfigurer par la couleur que des choses extraordinaires, déjà parées d'une aura, qu'elle soit spirituelle ou artistique ? Faut-il peindre une montagne, un crépuscule ou une beauté pour éprouver tous les pouvoirs du dessin et de la couleur ?

Longtemps a prévalu un classement des genres picturaux en fonction du statut du motif, avec la nature morte tout en bas. En témoigne l'embarras de Diderot qui, sensible à la qualité picturale de La Raie de Chardin, ne peut y voir la qualité de cette chose matérielle qu'est le tableau, et toujours soumis au paradigme de la hiérarchie de l'art comme figuration, ne peut que louer une exactitude transcendante de la figuration.

Se dégager des stéréotypes de la figuration, c'est aussi se dégager de cette hiérarchisation de l'œuvre d'art en fonction de l'intérêt de la chose figurée.

Ce refus de la hiérarchisation des choses qui nous entourent sur une échelle de plus ou moins grande dignité spirituelle, j'en trouve des inspirations dans l'histoire.

Dans Les Couleurs des Esprits, j'évoquais Cesare Vanini. Contemporain de Giordano Bruno, comme lui il fut brûlé comme hérétique parce qu'il refusait l'ordonnance hiérarchique de l'univers prêchée par l'Eglise. Il reconnaissait la grandeur de Dieu dans la contemplation d'une motte de terre là où d'autres ne la voyaient dans celle du firmament. A son procès où il était accusé de corrompre la jeunesse par des dogmes nouveaux, Vanini aperçu par hasard à terre une paille, il la ramassa, et la montrant aux juges : «Cette paille, dit-il, me force à croire qu’il y a un Dieu.»

Et qui ne se souvient de ce moment clef dans La Nausée de Sartre, où le héros, sur son banc dans un parc, penché sur une racine, est bouleversé jusqu'à la nausée par son aspect qui lui semble résister à toute prise de sa conscience, rétive à toute délimitation comme essence, et donc manifestation radicale d'une existence brute, culmination de l'absurdité.
Ce qui est remarquable dans cet extrait, c'est cette sensibilité exacerbée à ce que les objets les plus humbles peuvent être porteurs de sens, même si ici, ce sens est plutôt celui d'une vacuité radicale. Que du spectacle des choses nous ne soyons pas renvoyés à nous-mêmes, faut-il pour autant tirer le motif d'une désespérance, d'un sentiment de l'absurde, d'une nausée ?

Je me sens donc bien plus proche de Vanini que de Sartre, et persiste à voir dans les choses les moins prédisposées à notre enchantement esthétique, non pas une absurdité nauséeuse, mais la beauté vraie de l'univers.

Photographier les choses ordinaires qui traînent à terre est s'ouvrir aux possibilités créatives de l'image.

Parmi les spectacles offerts par la surface des trottoirs, mon regard est attiré par les inscriptions parfois énigmatiques laissées par l'homme. Mon regard peut y voir plus que les indications schématiques que leurs auteurs y projettent plus ou moins volontairement.

[Les images qui suivent peuvent être aggrandies en clickant dessus.]


J'ai porté mon attention sur les inscriptions au sol pour la régulation du trafic, sans doute pour leur a priori de rigueur géométrique. Cette géométrie sera perturbée par divers accidents, parl'usure, et par la transformation photographique.
Les symboles deviennent des motifs abstraits, plus ou moins géométriques, plus ou moins texturés.



Cette série d'image n'est pas un reportage sur les vicissitudes de la signalisation routière. Ce qui est donné à voir n'est pas tant une représentation de quelque chose de plaisant ou intéressant, mais l'image elle-même, une chose qui existe en soi, indépendamment de ce qu'elle figure.











Une technique traditionnelle d'évaluation de leur production par les peintres : on retourne le tableau pour voir s'il reste bon à l'envers. Les valeurs picturales d'ordre figuratif sont estompées, et les valeurs plastiques de l'objet concret en sont d'autant plus apparentes.



Retourner l'image ne rend pas seulement visibles des valeurs picturales non-figuratives. A l'envers peuvent également apparaître des figures inaperçues à l'endroit, des éléments d'abstraction qui ont un sens d'après leur orientation, comme le montre la graphologie. Une flèche pointant en haut à droite n'a pas le même sens qu'une fléche vers le coin inférieur gauche.

Une fois que le principe de l'orientation bas-haut de l'image est abandonné en retournant l'image pour juger de sa cohérence plastique, et qu'on l'a gardée en cet état, on se demande pourquoi ne pas s'autoriser d'autres transformations, en admettant toutes les valeurs d'angle de rotation, l'élimination de la perspective, géométrique ou aérienne, etc.





A un certain moment, la disposition des lignes et couleurs dans l'image ne se justifie plus du rapport à la scène représentée, mais devient une organisation de l'espace rectangulaire. L'image n'est plus une fenêtre sur un scène, mais une chose en soi. Cependant, il faut bien reconnaître que de l'objet photographié persistent des vestiges et un espace, entre son apparence et son image.