SYNESTHESIE, texte

SYNESTHESIES : LES COULEURS
des mots, des formes et des choses.

 

LES FORMES-COULEURS

J’ai retrouvé, ces jours ci, un dessin que j’ai fait vers 16 ans. Ce sont des formes, dont l’inspiration devait apparemment beaucoup à Brancusi, Arp, Moore, ... agencées en équilibre précaire, et chacune dotée d’une couleur.
La couleur n’y était pas un simple artifice pour tempérer la sévérité de la composition et lui donner de la variété. Elle était pour chaque objet, une nécessité subjective. Elle participait à l’équilibre de l’ensemble, et renforçait le caractère propre de chaque forme.

FORME ET COULEUR

Aujourd’hui comme alors, lorsque je peins, le dessin et la couleur sont conceptuellement distincts. C’est à dire qu’en principe le tableau peut être envisagé sous ses aspects ‘dessin’, et sous ses aspects ‘couleur’, séparément. Mais ceci ne signifie pas que la conjonction des deux soit purement arbitraire, ou, qu’en d’autres termes, mes tableaux soient des dessins coloriés.

La couleur et la forme naissent le plus souvent simultanément : pour telle forme s’impose spontanément telle couleur. Le plus souvent, mais pas toujours : parfois, le dessin vient en premier, et la couleur devient un problème à résoudre a posteriori. Cette distinction et la priorité accordée au dessin sont caractéristiques du classicisme, me semble-t-il. Comme l'est la certitude que la richesse chromatique n'aura pas à souffrir de ce régime; il y a peu de coloristes aussi subtils que Poussin.

Mais de quelle nature au juste est cette adhérence qu’établit le désir pictural entre un contour et une couleur ?

QUE REPRESENTE LA COULEUR ?

Dans la peinture figurative traditionnelle, il y avait un principe élémentaire d’association forme-couleur qui était fondé dans la référence commune au naturel : une forme de visage ou de corps était dotée d’une couleur chair, dont les nuances pouvaient encore varier d’après le thème iconographique -du rose au verdâtre à la mesure de la vitalité du sujet, par exemple. La figuration admet également les variations chromatiques liées au sens conventionnel des motifs, des formes et des couleurs. La peinture maniériste a poussé le plus loin cette sémantique généralisée. Jusqu’ici, pas de mystère : les couleurs sont prises dans les conventions du langage pictural.

Il se passe sans doute quelque chose à l’époque de Gauguin et des Nabis : l’artiste fait un choix de couleur sans référence à l'expression 'naturelle' des apparences : la couleur, si l’on veut, commence à faire figure, au sens de la rhétorique : entre la couleur exprimée et l’expression supposée littérale, un écart se creuse, qui est celui d’une volonté poétique.

Entre le moment où ces verts et ces mauves sur un visage, ces prés et ces arbres rouges nous apparaissent comme des envolées lyriques qui transposent le réel prosaïque, et celui, plus tardif, proprement moderne, où l’artiste ne voudra même plus reconnaître un lien au réel, fût-il subverti, on passe dans l’univers esthétique de l’abstraction : plus de justification extérieure, naturelle, figurative, pour l’application de la couleur à la forme.

La couleur deviendra-t-elle dès lors le domaine du n’importe quoi, ou existe-t-il des règles nouvelles, imposant un nouveau rapport de nécessité ? Certains peintres chercheront une religion nouvelle qui leur donne les réponses à ces questions fondamentales. Citons par exemple Franz Marc, proche de Kandinsky : « A travers le dépasse­ment de la sensorialité et de la matière, la vieille foi dans la couleur gagnera en ferveur extatique et en intériorité, comme jadis la foi en Dieu gagna par le refus des simulacres. Libérée de la matière, la couleur mènera une vie immanente, conforme à notre volonté. » Il s’agit bien de retrouver les fondements d’une foi nouvelle, après la dévastation des certitudes figuratives.

Une autre réponse est celle, plus radicalement moderniste, qui ne concède pas à la couleur cette préservation du rapport figuratif avec un référent d’ordre spirituel, mais qui veut que la couleur ne renvoie qu’à elle-même : la béance qu’ouvrait dans l’expression l’inadéquation figurative de la couleur s’est refermée.

Pour moi il y a longtemps que je me suis persuadé que la raison d’être d’une couleur dans un tableau ne peut pas se réduire à la convention figurative ou symbolique, ni à une transcendance, ni à un pur stimulus dénué de sens. N'étant en la matière ni mystique ni nominaliste, et sentant persister en moi un fond de classicisme, je pense qu’aujourd’hui tout n’a pas été dit sur le lien profond du dessin et de la couleur.

LA CREATION DES COULEURS, UNE REMINISCENCE ?

Le vecteur expressif qui crée les formes-couleurs est de l’ordre du désir à un niveau très subtil, et le plaisir qu’elles donnent se dérobe à notre compréhension.

La séduction de la forme colorée, c’est peut-être la recréation (la répétition) d’un moment (de plaisir) caché dans le passé. C’est une particule de réminiscence dont l’exemple classique est l’épisode des madeleines chez Proust : une saveur faisait revivre tout le Combray de son enfance.

Par exemple, dans mon tableau L’Atlantide Hyperboréenne, il y a sur la droite un couple de formes-couleurs rouge et verte, dont, au cours de l' élaboration, je sentais obscurément une charge de réminiscence.

Dans le contexte du tableau, il se fait qu’au départ ces formes-couleurs figuraient un mur ocre-rouge et une masse d’eau en mouvement (une vague) verdâtre. Mais si le rouge me semblait sans problème être celui de la peinture de mur si répandue dans les pays baroques et dont Bologne donne la référence, la partie aqueuse était problématique. La teinte plutôt vert-de-gris n’était pas celle d’une eau naturelle. Pourtant je la sentais de substance humide. Mais il y manquait la juste nuance de luminosité qui pouvait être résolue si j’arrivais à en retracer l’origine. Chercher le souvenir, un travail. J’ai tenté de forcer la réminiscence dans les formes contraignantes du vers.

Une arcade impassible et une vague fluide.
L’Afrique ou la Toscane ? Entre oubli et mémoire,
Dans les replis d’une fenêtre baroque,
Un mur rouge et un ornement de cuivre et d’eau.
Ou une surface de ciel et son coeur sang,
La peau aride du ciel et sa chair intime ?

J’ai mis en scène des objets qui auraient pu susciter la même émotion (une écharpe rouge sur un socle de bronze).

En vain, dois-je avouer. La vision oubliée reste à ce jour oubliée. Mais cette errance, par un effet d'induction latérale, m'a permis d'atteindre une bonne approximation de la couleur cherchée.

Reste à voir si la recréation du passé est le seul ressort du plaisir esthétique.

DANS LA COULEUR, LE MOT

Mais cet arc vert, était-ce vraiment une vague ? Etait-elle née vague ? Le mot vague n'était-il pas, venu on ne sait d'où, un travestissement qui désormais occultait le sens premier de la forme-couleur ? Ce vert-de-gris, enfant je l'entendais nommer vert d'eau. Et cette eau infiltrée dans un tableau qui par ailleurs parlait de choses nautiques ne pouvait sans doute que trop facilement, par contamination contextuelle, devenir vague. Le mot : à la fois écran entre moi et la source de la forme et premier indice sur la remontée vers cette source. Mais le germe premier et ultime de la couleur est-il lui même pure couleur, ou ne rencontrerons-nous jamais, en chemin, que des mots qui renvoient à d'autres mots ?

On pourrait, en paraphrasant Lacan, dire que la couleur est structurée comme un langage. D'ailleurs le présent texte témoigne d'une conviction que parler ou écrire sur la couleur n'est pas quitter la couleur.

Nous voici amenés à envisager une rhétorique de la couleur : y voir les mêmes effets d'écarts et de similitudes que dans les figures du discours littéraire. J’aurais tendance à penser l’engendrement des formes-couleurs en termes d’une rhétorique des tropes, suivant ici, en gros, la distinction métaphore-métonymie proposée par Jakobson, et l’autre, proche, de Freud entre la condensation et le déplacement dans la genèse et l’interprétation des rêves. Création inconsciente, et donc, si on veut bien suivre Lacan, affaire de langage.

Mais suffirait-il d'avoir la langue bien pendue et quelque culture artistique pour créer la couleur, pour peindre ? Non sans doute, car il y a une relation forme-couleur qui s'établit à un niveau très profond, réfractaire à toute tentative de formulation logique. Ce que je veux éclaircir, dans ces tableaux et dans ce texte qui les accompagne, c'est les motifs d'un agencement architectural des formes-couleurs sur un fondement ni pictural, ni conceptuel. On y retrouvera certes le langage, mais désintégré en ses particules les plus élémentaires, et reconstitué en des ordonnances sans rapport avec la langue. C'est ce qu’on appelle aujourd’hui synesthésie.

LA FORME-COULEUR SYNESTHESIQUE

La synesthésie est un thème récurrent dans tous les arts depuis le XIX° siècle, apparu avec le romantisme, et surtout propre au symbolisme. Il s’agit des phénomènes perceptifs de contamination d’un sens par un autre : un stimulus qui normalement relève de tel sens provoquera en résonance des sensations pour tel autre sens. Par exemple l’odeur d’une rose me semble bleue, ou le son de la trompette est d’un rouge éclatant. Il semble que le plus souvent le transfert se fait vers la couleur. Je n'ai pas connaissance de trompette qui sente la rose ou goûte l'asperge, par exemple. Mais certaines personnes entendent des couleurs sourdes ou sonores, ou goûtent des couleurs acidulées ou amères. Dans le domaine artistique, on observe l’accord profond entre la musique et la peinture, qui fait que tant de peintres pensent leur oeuvre en termes musicaux, et souvent se disent musiciens ratés. Quant aux affinités de l’architecture et de la musique, elles pourraient relever essentiellement de schémas de composition conscients et culturels, comme le style. Dans la synesthésie, il n'y a rien de culturel. Les affinités n'y sont pas conventionnelles, et encore moins rationnelles. C'est une déviance personnelle, et tout se passe au niveau des perceptions. Il ne faut pas confondre les résonances synesthésiques avec des métaphores qui pourraient porter sur des phénomènes associés à des sens différents. Si je rapproche le son du hautbois et la peau du bébé, je fais une comparaison implicite sur base de leur douceur partagée. Le rapport est compréhensible par tous, et personne ne le ressent comme nécessaire : toucher bébé ne me fera pas entendre le hautbois.

Je suis convaincu qu'il y a dans la peinture -particulièrement la peinture abstraite- toute une vie souterraine de non-dits synesthésiques.

On pourrait objecter que les relations formes-couleurs ne peuvent pas être synesthésique pour la bonne raison qu'elles s'établissent à l'intérieur du domaine pictural, et donc n'impliquent qu'un seul sens, celui de la vue. Je répondrais ceci : un peintre qui associe une texture (lisse, rugueuse, appliquée à l’aérographe ou au couteau) avec une certaine couleur, cela semble une synesthésie normale. Avec le dessin c’est la même chose : le dessin n’est pas strictement visuel : il s’y mêle des sensations tactiles et cénesthésiques.

Notons qu’en ce qui concerne l’effet synesthésique, la couleur n’y est ni le phénomène physique, ni le phénomène psychologique. La couleur rouge, c’est ce qu’on appelle le rouge. Il ne s’agit pas non plus de nominalisme; ce qui conviendrait ici, c’est d’opérer l’équivalent de la distinction entre phonologie et linguistique : et qu’il y a une manière de parler des couleurs, ou que les couleurs sont d’une certaine manière les éléments discrets et codifiés d’une langue visuelle.

LES COULEURS DES LETTRES

Mots et lettres sont incontestablement des agents actifs dans la genèse des formes et des couleurs. Ils imprègnent l'imaginaire. Mais il y a aussi contamination du textuel par le visuel. Parmi les effets synesthésiques, celui qui a été remarqué le plus tôt par le poètes, et pour cause, c'est la coloration des lettres.

LES COULEURS DES VOYELLES

Le moment où j’ai découvert que le phénomène suscitait chez d’autres un vif intérêt, c’est lorsqu'à l'école nous a été présenté le sonnet de Rimbaud Voyelles, dont je me contenterai de citer ici les deux premiers vers :

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes [..]

J'étais épaté de trouver exprimé avec tant de virtuosité ce que je pensais, l'observant en moi, n'être qu'une bizarrerie personnelle. Mais le contenu me semblait ‘faux’ : pour moi, les vraies couleurs des voyelles n’étaient pas celles que donnait Rimbaud. Les premiers théoriciens de la couleur des voyelles pensaient avoir découvert une loi universelle de la nature (et donc un des signes de l’enracinement naturel du langage). Il est admis aujourd’hui que ces associations sont en grande partie contingentes et individuelles. Quant aux régularités que l’on observe, il faut y voir un fait (de société) sémiotique, qui implique la langue d’un groupe social.

Bien que de talent poétique limité, j’ai alors voulu consigner en alexandrins (de mirliton, n’insistons pas), ma version des faits :

A noir, E blanc, O rouge, U jaune, I bleu : voyelles,
...etc.

Les couleurs pour moi sont associées à la voyelle écrite, et non à la voyelle parlée : à la lettre, non au son. La couleur de la syllabe centrale du mot "étoile", par exemple, sera un violet-mauve, c’est-à-dire un mixte du O et du I qui la composent, et non pas le noir du A que nous y entendons. Les sons proches du O associés à la diphtongue AU évoquent un jaune assombri par la proximité du A, et pas le rouge du O. La chose n'est pas tout à fait simple : comme les lettres se succèdent sur la ligne de la phrase, les couleurs de la diphtongue ne se combinent pas toujours en une composée homogène, mais parfois présentent une gradation dans l'espace, qu'il est très difficile de transcrire en image précise : dégradé, trame, limite définie, cela reste un schème mental informulable.

De l’étude passionnante de Gérard Genette sur la nature imitative du langage,‘Mimologiques’(1976, Le Seuil Points n°386, p461), j’extrais le tableau suivant, qui donne une idée de l’ancienneté et de l’ampleur des enquêtes sur la couleur des voyelles, et aussi de la divergence des perceptions :

A L'OMBRE DES CONSONNES

Les voyelles ont une couleur, pas les consonnes. Les consonnes sont aux voyelles ce que le dessin est à la couleur; «comme la matière et la forme, la substance et le mode», estimait le président de Brosses en 1765, nous renvoyant là aux partages fondamentaux de l’esprit classique. Plus récent mais également classique, Paul Valéry écrivait : «Je me dis qu'il y a des mots–voyelles et des mots–consonnes. Les premiers donnent la matière des expressions, et les autres la figure.» Forme vs couleur, charpente vs tissu : «A un point de vue général, si nous comparions la poésie à l'architecture, on pourrait dire que les consonnes représentent la charpente de l'édifice et les membrures qui en relient toutes les parties, tandis que les voyelles semblent les brillantes métopes de la frise. Si c'est dans la peinture que nous cherchons des termes de comparaison, les consonnes seront des formes qui concourent à une même action, sur le même plan ou sur des plans différents, tandis que les voyelles seront les couleurs s'harmonisant les unes avec les autres pour produire un effet puissant par l'unité et la variété».

Dans mon alchimie mentale personnelle, les consonnes peuvent infléchir la valeur et l’intensité chromatiques des syllabes et des mots. Le cas des diphtongues nasales est intéressant : le N suivant la voyelle produit un effet de salissement de la couleur :

AN est brun foncé;

EN est dans les beiges;

IN est dans la zone des olives;

ON est un brun plus ou moins Terre de Sienne Brûlée;

UN est entre l’ocre et le kaki.

Il se pourrait qu’il faille voir ici simplement l’effet de contamination par le mot BRUN (qui est brun en effet).

LE TABLEAU : LA COULEUR DES VOYELLES

J’ai voulu faire une mise au net de ma vision des couleurs des voyelles dans le tableau suivant.

C'est La Couleur des Voyelles, acrylique 70x70. Les cinq voyelles sont inscrites dans un carré gris anthracite. C’est d’abord un fond neutre qui mettra en valeur les couleurs, mais aussi un renvoi aux ardoises sur lesquelles nous tracions les lettres que nous apprenions à l’école primaire. C'est une prise de position sur la question des origines : il me semble que ces associations synesthésiques doivent trouver une explication dans les contiguïtés phénoménales du temps où l’esprit encore malléable de l’enfant organise son monde. Je n’en ai aucun souvenir réel, mais cela ne m’étonnerait pas que la maîtresse d’école qui nous a initiés aux lettres de l’alphabet ait voulu favoriser leur mémorisation en écrivant au tableau noir, et nous faisant écrire sur nos ardoises, les voyelles chacune avec leur couleur. Cette hypothèse serait confirmée au infirmée si j’arrivais à regrouper notre classe de bambins de 4-5 ans et si parmi ceux qui ont gardé cette perception synesthésique, on retrouvait les mêmes associations que les miennes.

Il faut reconnaître que l’hypothèse présente un petit problème logique : pour expliquer le caractère achromatique des consonnes aujourd’hui, on devrait supposer que la maîtresse se serait abstenue de la même aide mnémotechnique, et on ne voit pas pourquoi elle aurait agi de la sorte.

On dit que les phénomènes synesthésiques sont plus répandus chez les femmes, comme l’est aussi paraît-il l’intuition. Y-a-t il chez les garçons une maturation qui opère plus radicalement le divorce entre le Signifiant et le Signifié ?

Mais avant de continuer dans la précision des motifs synesthésiques, faisons un détour par le fond sur lequel ils s’inscrivent : il y a là un motif qui ressemble à un camouflage, et qui en est un en effet.

LE FOND : PAYSAGE/CAMOUFLAGE

Ce motif de camouflage est une option picturale qui s’est imposé à mon esprit de façon spontanée, et n’est pas illustration et défense d'une démarche théorique a priori, que je chercherais ici à argumenter. Reste que l'on peut spéculer avec intérêt sur les raisons d'un tel choix subconscient.

LE MONDE CONTRE LE DESERT

Il me semble que je donnais là une réinterprétation du rapport ancien de la figure principale sertie dans un paysage. Je pense à ces fresques et tableaux de la Renaissance où le paysage était secondaire par rapport à une scène religieuse ou mythologique, et n'était pas encore jugé assez intéressant pour en constituer le sujet. D'abord le paysage complétait l'anecdote à un niveau iconographique conscient en la situant historiquement et géographiquement. Mais aussi, à un niveau plus profond qui échappait sans doute en grande partie aux manipulations conscientes, le paysage précisait a contrario le sens de la figure,


Andrea Mantegna. La Vierge à l'Enfant. 1489. Musée des Offices, Florence.

en donnant une image négative de son humanité.

L'artiste y exprimait ses convictions les plus profondes et les plus personnelles, autant que dans le motif principal. La nature y est chaos. Au niveau affectif, ressenti comme hostile ou aimable, et formellement, chaos fractal ou mesurable, cristallin (géométrique) ou organique. Cet ancêtre de mon fond est spécifiquement le paysage sauvage, qu'on appelait désert, avant qu'au XIX°siècle l'usage du mot ne se soit restreint aux lieux arides.

LA FORME CONTRE LE FOND

Je sens bien que si cette marge de camouflage s'est imposé à moi, c'est pour faire ressortir plus nettement les spécificités de mon motif principal. La polarité entre la figure et la fond semble chez moi pouvoir s'exprimer ainsi :

Représentons ce dispositif théorique en un tableau synthétique :

Nous devrons plus loin nous interroger sur l'éventuelle ambiguïté des termes utilisés.

LE CAMOUFLAGE COMME PEINTURE DE PAYSAGE

Le camouflage est une variante de la peinture de paysage, mimétique comme la représentation picturale, mais d’une manière radicalement différente. Ce n’est pas une peinture qui s’empare de la nature pour en faire une image, pour l’enfermer dans le cadre d’une représentation; c’est une peinture qui s’assimile l’apparence du paysage pour s’y inclure et s’y fondre.

La peinture de paysage est une imitation qui se donne pour la chose en son absence. Le camouflage se fait passer pour la chose, mais uniquement en sa présence. C’est un mimétisme actif, et non pas figuratif.

Pour une démonstration par l’absurde, on pourrait imaginer une forme de camouflage paradoxal : peindre sur l’uniforme des chasseurs et des militaires le paysage de façon scrupuleusement figurative : cela ne serait plus du camouflage. Cela ne fonctionnerait plus visuellement comme dissimulation.

Dans la pratique du camouflage se retrouve la différence classique entre dessin et coloration, mais inversée. D’une part la couleur y est mimétique : elle reproduit le paysage. Les contours au contraire rompent toutes les formes du paysage et visent le chaos : l’assimilation visuelle est à ce prix.

Mais voyons de plus près et constatons que l’identité mimétique des couleurs n’est pas simple : la palette n’est pas celle, infinie paraît-il, des nuances de la nature. Au contraire, il y a ici une restriction à une palette minimale, pour des raisons pratiques évidentes. Il y a comme la création d’un lexique rudimentaire des teintes de la nature.

Pour mon fond, j'ai choisi un groupe de quatre couleurs qui soient à la fois proches et distinctes, à partir d’une image d’avion anglais contemporain.

Le dessin du camouflage en général est le sujet d’une méditation formelle aussi intéressante que pour la couleur : dans le mimétisme animal comme dans la technique du camouflage, l’important est moins de reproduire des formes de l'environnement que de briser les formes caractéristiques de l’organisme hôte.


Hind Limb of the Common Frog (Rana temporaria) showing coincident disruptive bands. (Fig4, p143. Aspects of Form, Indiana University Press, 1952.)

LA CONSTRUCTION DU CHAOS

Peut-on créer un motif chaotique qui rompe l’échelle et la composition ?

Le chaos est une configuration réglée par le hasard. Ni chaos ni hasard n’ont d’existence en soi; ils n’existent que par opposition à la raison, ou à la logique. Si la raison était omnipotente, le hasard n’existerait plus; la nature serait esprit, raison. Le hasard, comme la nature, est le nom et la forme que donne la raison à l’imprévisible.

Ce n'est pas par une sorte d’écriture automatique picturale que l'on pourra créer un motif chaotique. Une gestuelle désordonnée ne produira que l’image de techniques et de mouvements. Un tableau de Pollock, ce n’est pas du hasard, c’est l'inscription lyrique d’une chorégraphie.

Une autre façon de procéder serait de prendre un enregistrement passif d’un phénomène complexe échappant à la fois à notre initiative et à notre intelligence, comme une photo d’un tas de détritus naturels par exemple, et de lui appliquer des transformations graphiques strictement mécaniques, de façon à l’exprimer dans la palette choisie, tout en évitant tout embellissement intentionnel. Cette option a l’intérêt de présenter le hasard du peintre comme une passivité par rapport à un ordre qui ne soit redevable d’aucune intention esthétique.

En fait créer un motif aléatoire ou chaotique est impossible; tout au plus peut-on créer une image du chaos, un motif qui semble dégager de toute intention expressive ou esthétique. C’est d’ailleurs cette ascèse qui fait l’intérêt esthétique de l’art aléatoire.

Par inclination stylistique personnelle, mon motif aléatoire sera fait d'à-plats de taille homogène et d'une géométrie simple. Afin d’éviter toute implication esthétique, le processus impersonnel et passif qui l'engendre sera numérique, et aussi simple que possible.

On part d’une configuration géométrique élémentaire et régulière, et on introduit des inflexions aléatoires, progressivement plus accentuées. On s’arrête dès qu’on obtient un effet de hasard satisfaisant. On ne peut pas d’emblée introduire un chaos maximal, car il se créerait probablement une forme.

Comme on a à couvrir une surface, l’algorithme de base sera une matrice 2-D, d’une dimension adaptée aux contraintes pratiques d'échelle. On jouera sur la superposition de deux motifs réguliers, chacun soumis aux modifications réglées par une matrice aléatoire.

Premier motif : un quadrillage. Il est carré comme le sera le tableau, et la taille des carrés devra être raisonnablement adaptée à l’échelle du tableau. Chacun des points d’intersection considéré comme une articulation de quatre segments sera excentré et subira une rotation par rapport à la position proportionnelle aux nombres de la matrice. Le rayon du cercle, et donc l’importance du déplacement est nul aux bords du tableau et va en croissant vers le centre.

Le deuxième motif, superposé au premier, est une matrice de carrés, et chacun des carrés tourne autour de son centre d'un angle donné par la matrice originelle.

CAMOUFLAGE 6x6 : LE DESSIN

J’ai donc commencé par créer des matrices d’ordre 5, par exemple, avec une répartition aléatoire de nombres en utilisant un tableur (avec comme formule dans chacune des cellules =int(rand()*360)).

Le premier motif place des points sur les extrémités des aiguilles de cadrans de plus en plus grands à mesure qu’ils sont éloignés du bord.

Ces aiguilles tournent de l’angle donné par la matrice.

Le quadrillage est alors retracé sur les nouveaux sommets :

Ensuite, je mets en place une matrice de formes (des carrés) de dimension 5x5.

Et je les fais tourner, en utilisant la même matrice d’angles qui présidait aux girations du quadrillage.

Le tracé combiné est le suivant :

CAMOUFLAGE 6x6 : LES COULEURS

Il reste à répartir les 4 couleurs de camouflage définies plus haut. Mais pour en déterminer la meilleure répartition, c'est-à-dire celle qui aura l'aspect le plus aléatoire, je leur donnerai provisoirement des teintes très contrastées : rouge, bleu, jaune, gris. Un premier essai distribue les couleurs en séries régulières :

Mais comme la périodicité des couleurs est des 2/3 de celle du motif dessiné, on obtient une régularité qui, trop visible, trahit immédiatement le procédé de fabrication.

Si j'ôte le gris des couleurs des carrés, leur suite n'est plus celle des quadrillages, et j'obtient quelque chose de moins régulier :

Mais j'ai encore des répétitions pour les cases de périphérie, qui sont les plus prégnantes. Je décale l'ordre des couleurs pour les deux rangs centraux du quadrillage :

C'est cette disposition qui donnera le fond du tableau Nature Morte Synesthésique (Terre).

En voici, pour voir, une interprétation strictement graphique :

LES CARRES MAGIQUES

A un oeil attentif ces tableaux présentent encore des régularités et des déséquilibres qui nuisent à leur aspect aléatoire. Le problème se trouve au niveau des matrices numériques.

Il existe une catégorie de matrices répartissant les chiffres de façon équilibrée et pourtant d’apparence désordonnée, ce sont les carrés magiques. Voici un carré magique très connu. Il est fait de lettres. On le trouve souvent inscrit au linteau des portes d’entrée des maisons romaines qu’il était censé protéger du mauvais oeil :

Les carrés magiques de chiffres sont des répartitions en tableaux où tous les chiffres sont différents, et la somme des colonnes et des diagonales est la même. Souvent ils obéissent à des contraintes encore plus restrictives, comme d’être divisible en sous-matrices qui sont aussi des carrés magiques, ou de disposer les chiffres consécutifs selon les mouvements du cavalier aux échecs.

CAMOUFLAGE 5x5 : LE DESSIN

Pour un fond dont le quadrillage soit de 5x5 carrés par exemple, il me faut un carré magique d’ordre 4.

Je choisi un des plus connus, celui que Dürer reproduit dans sa gravure intitulée "Melencolia I".

Les deux chiffres centraux de la rangée inférieure sont la date de composition : 1514.

On multiplie pour obtenir des valeurs d’angles <360° :

   devient   

On procède des nombres aléatoires aux motifs chaotiques comme plus haut :

CAMOUFLAGE 5x5 : LES COULEURS

La répartition des couleurs se fait par les mêmes tâtonnements plus ou moins systématiques que dans l’exemple précédent (de 6x6). Un premier temps donne une configuration régulière :

Ensuite les emplacements des couleurs sont choisis mécaniquement, puis modifiés par appréciation visuelle :

La dimension relative des carrés est réduite, de manière à augmenter la confusion :

Ici encore on pourrait faire l'expérience d'une présentation graphique :

CAMOUFLAGE 7x7 : LE DESSIN

Pour les tableaux plus grand, afin de conserver la même granularité (mot que j'emploie, faute d'un meilleur, pour désigner la dimension moyenne des éléments, qui elle-même est phénomène d'échelle, et qui établit une relation corporelle au spectateur et au peintre) j'augmente le nombre d'éléments. Je pars d'une matrice de chiffre 6x6 :

Le passage des chiffres aux formes nous est maintenant familier :

CAMOUFLAGE 7x7 : LES COULEURS

Pour la répartition des couleurs, je change la palette de base : le jaune est trop lumineux; il est remplacé par un vert. On commence par répartir les couleurs régulièrement sur les cases du quadrillage :

A la simplicité du concept correspond la prégnance de son effet imaginaire : une disposition des cases en diagonales saute aux yeux :

Pour y remédier, on décale les séries verticales de ( 0 / -2 / -1 / -1 / 0 / 0 / +1 ), cette suite étant bien entendu aléatoire (d'aspect désordonné) :

Pour les carrés, on observe une loi de répartition sans rapport avec celle du quadrillage : par exemple, en répétant la séquence R-V-B en spirale à partir du centre :

Examinons la conjonction des deux motifs :

Pour que la règle de construction soit moins décelable, et tenant compte de ce que le motif placé sur ce fond en occultera plutôt le centre, je cherche délibérément à allonger les chaînes en périphérie. Le quadrillage restant le même, je choisi les couleurs des carrés en spirale vers le centre, à partir du haut à gauche, en prenant chaque fois la couleur qui engendrera la plus longue chaîne :

Résultat : un excès de rouge par rapport au vert.

Pour rétablir l'équilibre, je m'arrange pour que chaque sous-matrice 3x3 de carrés contienne le même nombre de rouges, de verts, de bleus.

Une autre façon de procéder aboutit à des chaînes de cases de même couleur plutôt courtes :

La disposition avec longues chaînes de case est d'aspect plus chaotique; c'est donc celle qui sera adoptée comme fond pour les tableaux, en remplaçant les couleurs primaires par la palette camouflage décrite plus haut :

LE PICTURAL ET APRES

On pourrait ici poser la question ‘Quel est l’intérêt de constructions aussi alambiquées ? Y a-t-il là plus que le genre de plaisir que se donnent les gens qui tuent le temps à construire les carrés magiques ou les rébus les plus improbables ?’ Ou bien : ‘Y a-t-il la moindre parcelle du génie de Dürer qui soit passé dans ce tableau, à travers les filtres des manipulations numériques ?' Ou : 'Reconnaîtrait-on dans ce fond-paysage le carré magique de Dürer, si l’on n’était pas averti qu’il en a guidé le dessin ?’ Toutes ces questions ne sont pas purement rhétoriques. Elles portent sur le pourquoi d’une activité plastique constructiviste qui se fonde sur des pratiques littéraires ou mathématiques préalables aux gestes proprement picturaux. Les réponses à toutes ces questions sont pour moi des oui plus ou moins circonstanciés.

Mais y trouvons-nous le plaisir de peindre, et l'expression du medium, de la peinture ? Où sont les empâtements, les coups de brosse, les coulures ?

Au cours de la réalisation des fonds, comme les pigments choisis ne sont pas très couvrants, j’ai au début un effet d’aquarelle qui n'est pas déplaisant. C’est assez pictural et quelque part on aimerait en rester là.

D’autant plus qu’à de stade, les coups de pinceau confèrent aux plages colorées un effet de relief tourmenté, qui, avec la palette particulière qui résulte du manque de saturation, évoque les paysages rocheux de fresques ou d'aquarelles où la touche devient volume et lumière tout en restant trace manifeste de la brosse.

Il y a également un jeu amusant entre la rigueur des contours et le chaos du coloriage.

Du plaisir de peindre fait partie cette irruption d’images créées par le medium. Dans la peinture picturale, il y a avec le medium un dialogue imprévisible : et on ne peut qu'espérer une navigation heureuse parmi ces surprises.

Mais il me faut mener mon projet à son terme sans regretter ces états intermédiaires parfois tentants. Lorsque je peins, à ma façon très préparée, les surprises sont celles que me fait mon inconscient. C’est un peu comme la poésie, où l’artisan en mots ne se laissera généralement pas, me semble-t-il, surprendre et séduire par quelque aspect matériel fortuit d'un stade intermédiaire de sa production. Toute décision est préalable à la mise en oeuvre. C’est d’ailleurs ce qu’on observe également chez les architectes, qui préparent le travail à échelle réduite. Il y a là une prédominance du processus de décision, du travail de sacrifice pourrait-on dire. Mais ce n’est pas un exercice de maniaque du contrôle, car il y a bien un dialogue avec un extérieur à soi, mais qui est de l’ordre de la langue (visuelle) et du corps (fantasmatique).

D’ailleurs la peinture mince et homogène a des voluptés discrètes qui ne sont pas à dédaigner non plus. Et c'est bien de la peinture.

LES COULEURS DES CHIFFRES

Il n’y a pas que les lettres qui soient colorées.

Dans mon exploration introvertie, j’ai voulu laisser venir au jour tous les types de relations synesthésiques que j’éprouve. Un autre domaine où la chose s’observe est celui des chiffres. Je dispose donc sur mon ardoise, d’où j’ai effacé les voyelles, la suite des neuf premiers chiffres, chacun dans sa couleur.

Neuf chiffres parce que ce sont les neuf entiers naturels, et -cela tombe bien- que cela rentre dans la forme a priori du carré que je me donne.

En fait, les seuls dont la couleur s’impose indiscutablement sont les quatre premiers. Les suivants semblent être des dérivés affadis ou assombris des premiers.

Le tableau que j'en ai fait se limitera donc aux cinq premiers. Il est intitulé La Couleur des Chiffres (Un), acrylique 70x70.

Et là, je me suis rendu compte que je n’avais pas pensé au zéro. Je n’avais considéré que les entiers naturels. Or le zéro est un chiffre, et il a une couleur; il est noir. Mais ce qui fait la différence essentielle entre les deux suites de chiffres, c’est que pour la première on pourrait croire que ce qu’on entend par chiffre, c’est la chose naturelle, c’est le nombre. Et comme pour les voyelles (qui sont des lettres, non des sons), c’est une illusion à éviter : les chiffres sont des espèces de lettres, et non des réalités concrètes. C’est ce que l’existence du zéro montre : il n’est que chiffre, alors que les entiers naturels prêtent à la confusion entre chiffre et nombre.

Il était donc intéressant et sans doute plus vrai de refaire le tableau avec une suite de 5 chiffres à partir du zéro. C’est La Couleur des Chiffres (Zéro),acrylique 70x70.

LES COULEURS DES MOTS

Après avoir envisagé les cas élémentaires, venons-en à l'élaboration de formes synesthésiques plus étendues : des lettres passons aux mots. Voici un projet pour une autre série synesthésique, qui serait faite de simples compositions de carrés colorés, représentant des noms ou des mots communs.

Par exemple “Couleur” en deux carrés orange et jaune pale :

Mais commençons par les noms propres.

Karl Marx” s'écrit en deux carrés noirs (pas très intéressant) :

MAO TSE TOUNG

Je pourrais plutôt prendre des noms de personnes en deux syllabes de prénom et deux syllabes de nom de famille, comme Mao Tse Toung (noir, rouge, blanc, orange-brun) et les disposer en carré :

MAO-ZE-DONG

Pour Mao-Ze-Dong, le changement de graphie s’est accompagné d’un adoucissement et d’un estompage des sonorités. Le Dong substitué au Toung est nettement moins lumineux, et, comme pour les étoiles qui s’éloignent: il y a un net déplacement du spectre vers le rouge (mais cette nuance est due aussi à l’absence de U). Le blanc du Ze, moins brillant que celui du Tse, est légèrement plus vert.

Influence quand même de l’esthétique ? Ou de l’optique ?

Ces tableaux pourraient s’appeler “Autoportrait en jaune et rouge”, ou “Autoportrait en blanc, bleu, rouge” etc. Ou mieux, “Autoportrait en Mao Ze Dong” (“Self-portrait as Mao Ze Dong”). Ceci pour bien marquer qu’il ne s’agit pas de fonder un nouveau langage universel, mais qu’on est conscient que les associations proposées disent plus sur l’auteur et ses singularités que sur la personne “représentée” ou même que sur le langage de représentation. Ces quatre couleurs ne vous apprendront rien sur Mao; c’est de mon passé, de mon enfance, de mon inconscient que par ces toiles je veux me rapprocher. Quant à ce qu'elles pourraient évoquer pour vous, lecteur ou spectateur, nous y reviendrons.

Je décrirai ici les esquisses chromatiques que m'ont inspirées certains noms. Certaines, pour des raisons diverses, ne seront pas réalisées sous forme de tableau 40x40 acrylique sur toile de lin, qui sera la présentation normale.

BORIS KARLOFF

Je ne sais pas trop pourquoi ce nom se présente à mon esprit parmi les premiers. Qui est ce Boris Karloff ? Frankenstein ou Dracula ? Peut-être est-ce l'aspect très coloré de son nom, tout simplement, qui m'a plu. Essayons de rendre compte un peu en détail de la production concrète du tableau acrylique sur toile. Dans mon esprit, les quatre couleurs du nom ont une intensité particulièrement vive, comme celles d’un drapeau (celui, blanc-bleu-rouge de la Russie ?).

Je commence par le noir : pour le distinguer des lignes (le pourtour de l’ensemble et la tranche du tableau), je le pose comme un gris très foncé. Il a une légère nuance bleue, qui résulte du simple mélange du noir de mars et du blanc de titane. Il se fait que cette nuance correspond bien à la teinte de la syllabe Kar.

Le bleu de Ris : j'ai l'habitude de donner aux bleus une pleine saturation, pour compenser l’effet de régression par rapport aux couleurs chaudes. C’est un bleu assez clair, plutôt azur.

Les rouges : Bo est plutôt sourd et orangé; Loff tire sur le carmin et est plus lumineux. Il y a là sans doute un effet de la prononciation : l’accent en français est posé sur la dernière syllabe, qui chromatiquement en devient plus éclatante. Si je cherchais à transcrire Boris Karloff avec la prononciation russe, j’obtiendrais sans doute la relation inverse. Mais attention : il faut éviter tout excès d’expressivité vocale, et s’imaginer prononcer -s’il le faut vraiment- le nom avec une voix plutôt monotone. Les couleurs exactes sont difficiles à trouver : Elles doivent être à la fois proches -deux rouges- et différentes. Le Bo a une fâcheuse tendance à devenir du brun.

Une fois les quatre couleurs appliquées, je constate un fort effet de contraste simultané : c’est un désastre, on ne voit plus que cela. Bien entendu, c’est entre le Bo et le Ris que la chose est la plus visible. Moins entre le Ris et le Loff, pas du tout au contact du Kar.

Comment éliminer cet effet ? Une solution est de diminuer la saturation des quatre couleurs; c’est déjà fait d’une certaine manière avec le noir, qui est rendu moins “éclatant” en devenant gris.

Il faudrait alors veiller à ce que cette désaturation s’applique également à tous les tableaux de ma galerie d’autoportraits (La Couleur des Mots), faute de quoi elle deviendrait un signifiant propre à certains mots.

Une autre solution serait la séparation des syllabes par des lignes noires, comme dans la plupart de mes autres tableaux. Mais cela me dérange, pour deux raisons :

D’instinct je peins les mots sans lignes noires, comme KTHL dans “l’Atlantide”. Dans le présent document, c’est ce que j’ai fait déjà avec les images de fond chaotique.

Une autre raison, moins bonne sans doute, est l’imitation des classiques études en quatre couleurs, avec lesquelles mes autoportraits auraient une ressemblance superficielle et trompeuse, mais une vraie nature (conceptuelle) radicalement différente. Mais n’est ce pas là une imitation sans fondement ?

On pourrait considérer la ligne comme une séparation entre les mots et la tracer uniquement sur la division horizontale. Mais on ne résoudrait le problème de la séparation des couleurs trop contrastées que dans la moitié des cas.

Je me passerai donc de lignes noires. Revenons à B.K.

Ayant finalement résolu les deux rouges, je vois , en regardant le tableau d’une distance de 3m, qu’avec le noir (gris foncé) ils forment une figure en forme de L qui est trop prégnante. Les trois carrés sont dans un même plan, alors que le bleu, que j’ai pourtant déjà un peu éteint, persiste à avancer. Quel travail pour le faire rentrer dans le rang! Je suppose que mon hypothèse de départ, qui voulait laisser le bleu plus pur que les rouges pour éviter qu’il ne recule, m’a conduit à une excessive extinction des rouges. Mais tant mieux : cela me laisse plus d’espace (chromatique) pour les couleurs des autres tableaux. Le tout maintenant est d’éteindre le bleu juste ce qu’il faut.

J’éteins encore plus le bleu. Je me mets à l’appliquer, et il me semble tellement terne que je ne garde rien de ce qui le caractérisait dans mon image mentale (où les effets de contraste simultanés ne sont pas un problème; ils n’y existent pas), à savoir son éclat. Je continue quand même à remplir son aire, et à la dernière touche qui complète celle-ci, qu’est-ce que je constate ? Tout-à-coup ce bleu a repris sa bonne mine. Il n’est plus terne du tout et répond admirablement à ce que j’attendais de lui. Une plage colorée est comme une arche, ou une voûte : tant qu’on ne l’a pas complètement couverte, elle n’est rien; posons la dernière touche, la clef, et elle prend vie conformément à sa nature.

ARTHUR RIMBAUD

Je ne peux pas ne pas essayer de faire ici l'autoportrait synesthésique en Arthur Rimbaud, tant il s'est illustré dans le domaine de la synesthésie. Son nom a de l'éclat, tout en étant plutôt sombre.

Le Rim illustre le pouvoir infléchissant de consonnes dans les diphtongues. Le Baud est le résultat de la combinaison du jaune et du noir. Vieux problème : un rouge ou un bleu sombres, cela se conçoit aisément; mais comment fait-on un jaune presque noir ? Peut-on éviter qu'il ne dérive vers le vert ?

ANDRE BRETON, MARCEL DUCHAMP

Le père et le saint-esprit du surréalisme, et, pour compléter la trinité, mon autoportrait en béton armé.

MILES DAVIS

Une disposition en carré très satisfaisante optiquement, et une heureuse coïncidence des bleus du nom avec l’idée que l’on se fait de la musique de Davis, dont l’album typique est ‘Kind of Blue’. Le noir, qui est un gris comme pour les autres tableaux, est tiré vers le bleu outremer.

Les deux i n’ont pas la même teinte : influence de la vocalisation peut-être, le premier est plus terne, tend relativement vers l’outremer, pour le céruléen du second.

WINSTON CHURCHILL

Les noms anglais ont des couleurs autres que celles des noms latins. C’est le résultat d’une influence de la vocalisation, je suppose. Le U, prononcé quelque part entre le A et le E, ne peut pas garder son intense teinte jaune. Il pâlit :

Les diphtongues en N du prénom se manifestent bien entendu avec l’effet de dérive vers le brun dont je parlais plus haut. Pour le i on est tiré vers le vert, qui ainsi s'avère exister dans les mots, alors qu'il était absent du spectre des voyelles.

BERTRAND RUSSELL

Un E coincé entre des consonnes dures aura tendance à paraître moins clair qu’un autre en fin de mot et clôturé par un L. On observe ici encore l’influence des consonnes, qui n’est pas de l’ordre du dessin par opposition au coloris, comme on s’y attendrait dans un esprit classique, mais d’inflexion des coloris, et pas selon un système simple et cohérent. Ce qui est récurrent, c’est, dans les diphtongue en N, nasale, la dérive de la couleur de la voyelle vers une teinte terreuse.

Les teintes des noms anglais se retrouvent dans une palette désaturée. Influences du climat, qui donne ce teint pâle aux habitants des îles britanniques comme aux autres nordiques, fadeur de la cuisine anglaise, gradient d’intensité chromatique décroissant de la méditerranée vers les pays septentrionaux ?

CHOU EN LAI

Au camarade urbain et cosmopolite de Mao convient un nom qui semble déployer les couleurs françaises teintées de jaune.

JACQUES LACAN

Jacques Lacan a un nom aux couleurs sombres et ternes, ce qui est en totale contradiction avec son habillement. Je me souviens encore d’une veste en angora, turquoise et rose, avec de part et d’autre, suspendues à ses bras, deux filles superbes et sûrement très brillantes. Il ne risquait pas de passer inaperçu.

Le second A, de Lac, est plus foncé que le premier. Pourquoi ? La proximité du Can y est sûrement pour quelque chose. Et qui sait, la profondeur du Lac pourrait bien en déterminer l’obscurité. Le Can est plus sombre également que la plupart des occurrences de la diphtongue An : il semble bien qu’il y ait un effet d’entraînement mutuel des syllabes consécutives. On n’est plus dans la synesthésie pure : que l’idée associée au morceau de mot (Lac) puisse produire une inflexion de la couleur (vers le noir) relèverait plutôt de la métonymie. Ce noir est un rien tiré vers le rouge : il s’agit d’éviter que le Caca d’Oie du Can ( ou de la cane ? ) ne l’entraîne vers le vert. Par quoi l’on voit que pour assurer aux couleurs une immunité par rapport aux effets rétiniens, il faut précisément leur donner des inflexions dans ce registre. Libéralisme, et non laisser-faire : instaurer un terrain de jeu impartial entre les différents agents chromatiques implique une intervention -un arbitrage- d’ordre chromatique.

On obtient un résultat qui ressemble à s’y méprendre aux exercices chromatiques minimalistes, où le but serait de créer un accord simple provoquant, au niveau strictement rétinien, une réaction dont la nature, plaisir ou pensée, dépend de l’orientation plus ou moins puritaine de l’artiste.

Ici, rien de tel, l’effet visuel, rétinien, n’est pas visé en tant que tel. Au contraire, je dois pour faire ces petits tableaux, me concentrer fort sur les couleurs évoquées par le nom, en tenant à distance toute implication rétinienne, en veillant bien à ne pas tomber dans une séduction, positive ou négative, de l’effet visuel. Ne voir que l’exactitude de la couleur mise à plat sur le tableau par rapport à la sensation fragile, évanescente, qu’est la correspondance chromatique de la syllabe. Mais une telle attention à l'inexpressivité des couleurs, à une sorte de degré zéro stylistique, se doit de tenir compte des effets d'inflexion que chaque lettre-couleur subit de son contexte. Et comment absolument éviter le sens et les effets de transposition poétique si l'on veut évoluer dans l'espace d'une phrase de couleurs, de la parole picturale.

Si ce qui est visé est l’évocation d’une expérience intensément personnelle, qu’est ce qui me donne la présomption de le soumettre à l’appréciation d’autrui ? Il n'est pas impossible que ces propositions d’harmonies en quatre tons soient appréciées par d’autres. Ce qu’ils y aimeront ne sera le plus souvent pas ce que j’y ai mis. Mais peut-être le ressort de leur plaisir sera-t-il en partie de même essence que celui de mon activité : la stimulation du souvenir de choses indicibles.

Il y a aussi dans ce travail une idée de démystification de cette recherche moderniste du beau absolu sous ses formes élémentaires : pas plus qu’il n’existe de proportion idéale des rectangles, toute harmonie de quatre couleur est belle ou non, d’après le qui, le comment, le où et le pourquoi du regard qui s’y porte.

PAOLO UCELLO

Un nom en six syllabes, hors du canon a priori que je me suis donné, mais j’ai trop envie de le faire; pour l’évocation du personnage, et pour les couleurs, qui sont en coïncidence avec l’idée je me fais des couleurs de Paolo Ucello le peintre.

Comment les disposer ? Si je répartis la surface en deux mots superposés, tous mes O rouges se mettent en L dans le coin en haut à droite, laissant un coin équivalent en bas à gauche pour les trois autres couleurs.

L’effet n’est pas très heureux.

Mais si je dispose les syllabes en trois rangs de deux, au mépris de la structure des mots, cela marche au niveau visuel.

Au diable donc les principes !

LES FAUX AMIS d'ADOLF HITLER

Si c’est pour faire dans l’amoral, autant faire une petite digression vers le politiquement incorrect : le nom d'Adolf Hitler se prête bien à une répartition en quartiers de couleurs bien caractérisées. A part le bleu, on a le noir, le rouge et le blanc, emblème du nazisme. Le bleu n'est pas celui de l’acier.

Par contre, si un tableau aux quatre couleurs du nom d’Hitler est politiquement incorrect, il suffit de le faire tourner de 90° pour obtenir Dziga Vertov, plus PC. Il n’y a plus qu’à modifier légèrement les teintes en accord avec les inflexions dues aux consonnes. Quand au symétrique par rapport à l'horizontale, c'est Fidel Castro. Ce groupe des Noir-Rouge-Bleu-Blanc inclut entre autres Aphrodite, Pythagore, Aristote, Amenophis, José Marti, Porgy and Bess, Lois Lane, David Kockney, Oscar Wilde, Michel Rocard, etc. Tous des faux amis : la proximité des formes ne dévoile rien d'une communauté de sens. Et si pourtant certains laissaient leurs sympathies politiques se contaminer d'affinités esthétiques ?

GUIDO RENI

Si le Guide s’était appelé Ghido Reni, son nom s’écrirait de la façon suivante :

Mais c’est Guido. Et le U et le I ne se combinent pas pour faire un vert. Il y a contamination du I par le U. Comment répartir ces deux couleurs ? Je scrute mon image mentale, et il me semble bien que la dernière des alternatives suivantes est la plus fidèle.

UMBERTO BOCCIONI

Encore un qui m'a causé des difficultés. J'aurais du le savoir dès le départ : sept syllabes, c'est une composition compliquée.

Pourtant en principe cela semblait simple : une ligne de 3 rectangles pour le prénom, et pour le nom, la même chose, sauf que celui du milieu de divise en deux voyelles liées, I et O. Vocalement d'ailleurs, il me semble que le I en italien fait parie d'une consonne tch.

Mais sur la toile, quelle affaire! Voici comment cela s'est passé.

Les rouges des coins sont beaucoup trop foncés. Comme ils sont beaux, j'ai du mal à les abandonner. Ce n'est que petit à petit, en ajoutant du blanc, du rouge, du jaune, que j'arrive à un mélange carrément orange qui pète dans sa petite fiole, mais qui sec me donne la bonne couleur.

En parallèle je fais les mélanges pour les autres couleurs, et là aussi, je doit faire et refaire les mélanges pour arriver à la bonne couleur. Je me trouve, me semble-t-il, dans une situation d'imitation : en soi, je pourrais placer mon équilibre chromatique à n'importe quel niveau de saturation et de valeur (luminosité). Mais je dois tenir compte des autres tableaux de la série : il faut, d'une certaine manière, que je m'y conforme.

Et pour cela, deux solutions : l'une est l'imitation imaginaire, la copie : je prend les tableaux qui ont des teintes proches, et je les pose sur la table près du tableau. Et je règle mes nouvelles couleurs en les juxtaposant au anciennes. Mais là, je risque de perdre l'idée de la couleur authentique, propre au mot. Une meilleure façon de procéder serait l'imitation radicale qui est de se mettre dans la peau de celui qui a créé les oeuvres à imiter, et de faire revivre son esprit créateur. Pour les couleurs en effet, il y a un état d'esprit, un tempérament, une humeur qui nous porte plus ou moins vers la vivacité ou la discrétion, l'éclat ou le sombre, et si je parvenais à me retrouver dans cette même humeur colorante, tout naturellement une gamme de couleurs en accord avec les autres tableaux me viendrait sous le pinceau.

Pratiquement, c'est en reprenant sous les yeux les autres tableaux que je peux m'assimiler l'esprit chromatique cherché.

NICOLAS POUSSIN

Nicolas Poussin a été, dans la tradition française, le modèle du classicisme où entre autre se manifestait la supériorité morale et métaphysique du dessin sur la couleur. Et pourtant, quelle maîtrise du coloris! Je suis heureux de retrouver dans son nom une intensité chromatique que j'essaierai de rendre avec la subtilité des teintes de son Ravissement de Saint Paul.

ELLSWORTH KELLY

La disposition en carré de certains noms n'est pas intéressante, et je ne les prends pas. Ellsworth Kelly est un exemple : les deux E se superposent, et en plus, de la proximité des consonnes ils ne tirent pas des nuances qui les différencieraient beaucoup. On risque donc une composition déséquilibrée. Mais je le ferai quand même, pour voir, et parce que cela me fera peut-être un petit Ellsworth Kelly.

Mais attention, il ne s'agit pas de faire un pastiche facile, en reprenant le rouge et le bleu typiques de Kelly; à moins qu'ils ne soient aussi la couleur de la syllabe, ce qui n'est pas le cas. Le rouge est moins orangé; le bleu est plus gris et outremer.

Et puis en fait, en réfléchissant bien aux couleurs exactes, je doit reconnaître que les deux blancs de gauches ne sont pas les mêmes : le Ells est plus chaud que le Kel. Et la couleur exacte des voyelles doit primer sur tout choix esthétique.

Le résultat est une composition déséquilibrée; et en fait c'est le but de l'exercice. J'ai mis en place un algorithme qui génère certaines compositions pour des raisons étrangères à toute intention d'effet visuel. C'est ce qu'on pourrait appeler fonctionnalisme en peinture. Le résultat est inattendu, et change notre regard : créer des formes nouvelles de perception : des éléments nouveaux du langage visuel - à mon très modeste niveau.

FRANCOIS BONNNARD

Je sais bien qu’il s’appelle Pierre Bonnard. Mais le prénom “Pierre”, par ailleurs absolument honorable, me semble un peu confus chromatiquement. Il y a le blanc des E, avec du bleu et du gris du I et des R, mais tout cela ne se dispose pas clairement dans l’espace. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne puisse pas être intéressant -plus tard peut-être- d’en chercher quand même un équivalent plastique, mais suivant d’autres principes que ceux qui m’orientent maintenant. François donc. Je ne pense pas léser la mémoire de qui que ce soi, car rien ne m'oblige à ne faire que des nom de personnages existants et il doit bien exister un François Bonnard quelque part.

Il y a bien longtemps, vers 1964, au Katanga, sur un panneau de massonite et avec de l’émail pour meubles, j’ai fait un tableau, qui n’existe plus, je crois, où figurait le mot Françoise. Il y avait un brun café au lait et du rose bonbon. Un ami à moi appelait Framboise son amie Françoise. Une dérive métonymique tirait ainsi les couleurs vers la douceur pourpre de la glace à la framboise. Pour notre François qui nous occupe aujourd’hui, un peu de rigueur et de virilité s’imposent. Fran est brun, du côté du chocolat au lait. Le Cois est effectivement proche de la framboise, mais plus vers le violet, car le S l’assombrit un rien :

Bonnard est bien entendu rouge et noir, mais les N et le R, le D, leur donnent de la douceur. Rouge sang de boeuf, et gris chaud, donc.

JULES CESAR et BERNARD BUFFET

...dont je ne ferai pas un tableau, pour les raisons déjà rencontrées de défaut de sympathie profonde. Les teintes sont proches, mais Jules César est plus éclatant. Euphonie des syllabes dotées de peu de consonnes, mais bien choisies.

MARCEL PROUST

Marcel Proust est un choix naturel pour l’illustration d’une dissertation synesthésique. Mais son nom n’est fait que de trois syllabes.

Ayant pris des libertés avec le nom de Bonnard, j'en prends avec celui de Proust et choisis pour sujet un personnage imaginaire appelé Marcel Pousti, par exemple,

ce qui m’aurais bien plu d’un point de vue esthétique, mais sans doute ne peut on pas ainsi plier le réel aux caprices du joli, et l’appendice caudal dont j’affuble le Nom, n’a rien de vraiment gracieux . Il n'en sera donc pas fait de tableau.

LOUIS KAHN

Même problème avec Louis Kahn :

En fait une attention affinée aux composantes chromatiques du nom me donnerait quelque chose comme :

Disons pour simplifier :

Dans le cas de Kahn, les contorsions que j’imposais au nom de Proust pour l’encaquer dans mon tableau carré s’avèrent inutiles : le réel a des ressources étonnantes, en la personne du plasticien Louis Cane, qui est souvent pris pour l’autre, et qui me sert sur un plateau d’argent la syllabe manquante :

Et, mirabile visu, nous voici rendus au dénommé Prousti Marcel.

Une autre issue à l'aporie du nom de Kahn serait de se souvenir qu'il était généralement écrit Louis I. Kahn. Cela fera quatre couleurs, mais les choses ne sont pas d'une évidence limpide.

Il faudrait pouvoir moduler différemment la bande du haut. Admettre une irrégularité par rapport au canon 2x2 en donnant plus d'importance au Ou et au Ahn.

De toute façon, ces scrupules sur l’existence du référent sont à côté de la plaque : toutes ces sculptures de dieux antiques, et des saints du Moyen-Age ne doivent heureusement pas leur existence à celle de ce qu’ils sont censés représenter.

Mais je ne vais pas non plus inventer n’importe quelle combinaison de lettres pour en dresser l’équivalent pictural : de là à faire un tableau plaisant pour l’oeil et à proposer a posteriori un nom qui aurait pu le susciter, il n’y aurait qu’un pas. Il ne faudrait même pas craindre que s'en charge quelque instinct mercantile : l‘inconscient y pourvoirait en toute innocence. Mais ce n'est pas ce que je veux faire : la visée n'est pas un plaisir, mais une vérité. Et cette visée n'est pas la fin ultime, mais un but intermédiaire, tactique. Ceci pour dire que c'est dans l’arbitraire du nom, sa non-motivation esthétique, que réside en fin de compte la portée métaphorique de mes tétramètres chromatiques.

TOUTANKHAMON

On ne peut pas penser "Toutankhamon" sans que viennent à l'esprit les émaux rouges, verts et bleus de son sarcophage. Il faudra ici être particulièrement attentif à ne pas se laisser distraire par ces associations spontanées et "naturelles" . Une synthèse concise et exacte en quatre couleurs de Toutankhamon en tant qu' icône culturelle ne serait pas inintéressante, mais notre objet ici est Toutankhamon en tant que mot. C'est du moins le but explicite : obliquement c'est l'espace entre le mot et la chose qui se verra reproduit en couleurs.

Le résultat est effectivement une harmonie qui, comme symbolisation conventionnelle, pourrait être interprétée comme décalage de l'image classique du pharaon. On pourrait par exemple y voir, sous les ors du sarcophage, une Afrique solaire et tellurique.

VINCENT VAN GOGH

Trois syllabes entachées de N, voilà de quoi nous produire des harmonies sourdes et brunes bien éloignées des lumières et éclats méridionaux que l’on associe à l’idée de la peinture de Van Gogh. Mais notre programme synesthésique n’est pas de cette aloi : et nous mettons toute notre attention à éviter la contamination des images qui se pressent au portillon, pour lui garder cet arbitraire adamantin par rapport à l’usage commun.

Ce qui est singulier, dans ce nom, c’est qu’en diagonale le Vin et le Gogh opposent leurs couleurs complémentaires. Et à peu de chose près, les deux autres coins, du Cent et du Van, en sont les combinaisons additives et soustractives, comme le montre ce dessin, résultat proche du premier, et en combinant le rouge et le vert obtenu par les fonctions Substract et Screen de Photopaint :

Plus concrètement on peut imaginer qu’en croisant sur un fond beige deux bandes de cellophane rouge et verte (de densités et de compositions pigmentaires bien choisies), on obtienne exactement les quatre couleurs du tableau.

HOKUSAI

Oh, que ça n’a pas été facile : un joli nom, celui-ci, fait des quatre primaires traditionnelles : rouge, jaune, noir et bleu, et dont l’ensemble n’est pas sans affinités avec mon impression chromatique globale des estampes de Hokusai. Mais attention : ces couleurs primaires ne peuvent pas être déterminées brutalement; la subtilité est de mise, comme pour tous les autres noms.

Si le Ho et et Ku sont bien des primaires simples, le A et le I, s’ils ne s’unissent pas en une diphtongue monochrome, sont néanmoins ici très étroitement liés : il y a comme une contamination mutuelle.

UTAMARO

Les langues méridionales, pleines de soleil et de musique, s'opposaient pour Renan aux langues du Nord, affligées des aspérités glaciales de rudes consonnes, et à peine agrémentées de rares et ternes voyelles. Qui voudrait vraiment transcrire en couleurs le nom de Krzys Szczytt ? Les noms japonais, comme les italiens, semblent faits pour la couleur. Y a-t-il un lien entre cette langue faite de voyelles cernées des consonnes les plus tranchées et l'art des estampes ?

MORRIS LOUIS

Il y a beaucoup de peintres parmi mes sujets d'autoportraits. Je suppose que c'est parce que c'est là que jouera au maximum le décalage -ou la proximité fortuite- entre les couleurs évoquées par l'idée et celles que suscite le mot. Pour Morris Louis, il y a des effets de résonance entre couleurs proches qui évoquent un univers pictural irridescent qui n'est pas le sien.

ALICE et FLORENT

Il y a des roses et des verts qui n'existent que sur les toiles de Marie de Mevius. Si son nom n'avait pas été trop long pour prendre place dans une de mes petites toiles carrées, j'aurais aimé le transposer dans mes couleurs. Aussi ai-je pensé à faire celui de ses enfants, Alice et Florent (rangés dans cet ordre pour des raisons d'euphonie chromatique).

HENRI POUSSEUR

Les couleurs sont conformes au canon synesthésique, sauf, bizarrement, pour le I final d’Henri, qui se présente comme un vert clair. Vert comme une jeune pousse printanière ?

LEO SOURIS

Un musicien Liégeois, lui aussi, qui n’a pas de raison de se trouver dans mon florilège, si ce n’est son nom, qui se distingue par sa légèreté et sa vivacité colorée.

MICKEY MOUSE

Passons des arts lyriques au show-business, et tentons ici l'assimilation chromatique de cette sympathique petite souris.

ROBIN DES BOIS

Dans la série des grands personnages fameux, il y a un dont les nom coïncide bien avec les couleurs du portrait naturaliste : c'est Robin des Bois, tout en vert, une plume rouge au chapeau, et sa bonne bouille d'Anglais aux yeux gris acier et aux joues roses dans l'air vif de la forêt de Sherwood.

POUR UNE REPUBLIQUE DES COULEURS

Ces petites compositions de quatre couleurs ont la saveur d’un ascétisme rigoureux : on obtient un résultat qui ressemble à s’y méprendre aux exercices chromatiques minimalistes, où le but serait de créer un accord simple provoquant une titillation au niveau strictement rétinien.

Ici, rien de tel, l’harmonie n’est pas voulue en tant que telle. Au contraire, je dois pour faire ces petits tableaux, me concentrer sur les couleurs évoquées mentalement par le nom, en tenant à distance tout effet visuel de séduction, positive ou négative. Ne vouloir voir, de la couleur mise à plat sur le tableau, que l’exactitude par rapport à la sensation subtile, évanescente, qu’est la correspondance chromatique de la syllabe.

Mais une telle attention à la neutralité expressive des couleurs, à une sorte de degré zéro stylistique, doit tenir compte des effets d'inflexion que chaque lettre-couleur subit de son contexte.

A mesure que le tableau se construit, maintenir le cap sur l'image mentale initiale devient difficile, avec les premières couches qui ne sont qu'approximatives, qui laissent transparaître le fond, et que nous ne percevons pas exactement tant qu'elle ne sont pas complètes et que leurs voisines ne sont pas justes. Des combinaisons plaisantes fortuites s'offrent à remplacer l'exactitude par la joliesse.

Plus fondamentalement il y a, même dans nos compositions aussi maigrement évocatrices, des effets de contamination des couleurs qui relèvent de leurs connotations, c'est-à-dire d'une rhétorique des couleurs dont la présente démarche veut, par choix méthodologique et non axiologique, s'abstenir. Mais hors cette série synesthésique, il n'y aura aucune raison de s'en priver.

Une métaphore politique s'applique ici : créer la République des Couleurs. On ne cherche par les couleurs les plus pures, les accords les plus spirituels. Rien de tout ce fatras idéaliste ne nous intéresse. Il y a dans ce travail une idée de démystification de la recherche moderniste (platonicienne, si l'on veut) du beau absolu sous ses formes élémentaires : pas plus qu’il n’existe de proportion idéale des rectangles, toute harmonie de quatre couleur est belle ou non, d’après le qui, le comment, le où et le pourquoi du regard qui s’y porte. Chaque couleur, chaque accord ont droit de cité. Mais, comme j'y faisais allusion plus haut, cette libre concurrence des teintes n'est pas un laisser-faire, et l’autonomie des couleurs individuelles ne peut se réaliser que par une intervention active pour un champ coloré égalitaire. L'outil premier de cette gestion, c'est l'impureté : pour que les couleurs prennent leur valeur de leurs relations mutuelles, il faut être prêt à en compromettre la pureté individuelle. La couleur de l’esprit, ce n’est pas la couleur sortie du tube, qu’on entend parfois certains critiques exaltés prendre pour la couleur la plus vigoureuse.

Ceci n'est pas une peinture conceptuelle. Le but n'est pas de créer un système logique. Tenter de mettre au point une façon de communiquer des concepts par les couleurs plutôt que par les lettres, se sorte que le spectateur puisse reconstituer le nom qui a servi de matrice au tableau, serait un exercice improductif. Les lettres de l’alphabet suffisent, et on ne gagnerait rien à les remplacer par un alphabet chromatique.

Le but n'est pas non plus de cultiver le Vrai aux dépens du Beau. Si nous voulons nous concentrer sur les couleurs vraies, et non pas belles, et les voulons fièrement indifférentes à leur séduction, c'est parce qu'en leur intégrité processuelle réside en définitive le fondement de leur beauté. Pour voir une étoile, il faut regarder ailleurs; pour faire une peinture belle, il ne faut pas viser la beauté. Faire une peinture intéressante, et par la bande, peut-être, faire une peinture belle.

C'est un fonctionnalisme radical : vouloir centrer une composition sur une raison d'être extérieure : créer des images et éviter de viser l'effet imaginaire. Chercher non pas ce qu’on appellerait aujourd’hui le look, mais établir une relation de vérité entre la forme et un “contenu” (un Autre) qui n’est pas d’ordre formel. On arrive ainsi à une détermination de la forme qui est arbitraire en termes d'image, mais qui obéit à une règle rigoureuse qui lui donne une cohérence qui n’a pas besoin d’être totalement élucidée ni même justifiée. Il n’est pas de la nature des métaphores d’être immédiatement et exhaustivement compréhensibles.

LES COULEURS DES FORMES

La formulation la plus ancienne que je connaisse d’une réponse à la question de la couleur des formes abstraites est celle de Kandinsky, dans ‘Du Spirituel dans l’Art’, de 1912, et 'Point et Ligne sur Plan', de 1923. Pour lui le cercle est bleu, le triangle est jaune, et le carré est rouge.

Ici encore, l’association synesthésique est présentée comme un universel, et fut enseignée comme telle aux étudiants du Bauhaus.

Nombre d’entre eux devaient sans doute comme moi s’étonner de ce que pour la palette qu'eux-mêmes associaient aux formes différait radicalement de celle de Kandinski. Comme pour les lettres, on peut supposer qu’effectivement les synesthésies de formes ne sont que des phénomènes individuels. Aucune norme, aucune loi ne peut exister en la matière.

Pour les trois formes de Kandinski, voici les couleurs synesthésiques d’après Thierry Gonze :

Mais la synesthésie forme/couleur n’est pas chose simple à retrouver, tant nous sommes habitués à travailler les deux séparément, et parce que le sens des formes et des couleurs varie en fonction du contexte. Voici par exemple d'autres associations éprouvées par moi, et qui montrent bien qu'il ne s'agit pas d'un lexique cohérent :

La ligne est blanche ou verte, mais on sait que dans l’usage commun on ne se prive pas de lui donner toutes les couleurs. Le triangle est ici jaune ou rouge, selon sa forme et son orientation, et le choix sera déterminé par des considérations qui n’ont rien de synesthésique.

J’ai construit un polyèdre composé de trois sortes de faces régulières différentes, qui s’appelle une bilune birotonde. Ce n’était pas une étude purement sculpturale : aux formes des facettes sont associées des couleurs, qui correspondent à la deuxième ligne du tableau ci-dessus.

L’effet escompté, et qui semble se vérifier, est une évidence plastique supérieure à celle que donnerait une disposition au hasard ou de simple gratification esthétique. Ces expériences me montrent qu’il y a un effet de renforcement synesthésique de la forme par la couleur.

Les exemples ci-dessus ne concernent que les polygones réguliers les plus simples. Une composition picturale n'est pas nécessairement faite de telles formes simples. Celles-ci au contraire y sont déformées, réduites ou augmentées; d’autres formes interviennent qui ne se réfèrent pas toujours à la géométrie élémentaire. Pour toutes ces variations, il est naturel de penser que l’association synesthésique prenne une importance secondaire par rapport aux choix d’harmonie ou de contraste chromatique -on n’est plus dans le domaine du symbolisme-, ou devienne tellement complexe qu’on ne puisse pas aisément la décoder. Des substitutions interviennent qui pourraient mieux s'expliquer en termes de figures de style. C’est ce qui s’est passé avec mon couple de formes rouge et verte du début du texte (le mur et la vague, p.5).

Pour illustrer l’impact de déterminations qui sont encore synesthésiques, mais sans se limiter au vocabulaire des formes abstraites élémentaires, j’ai voulu faire une proposition où l’aspect figuratif intervient : la synesthésie n’est pas basée sur la forme picturale, mais sur la nature et la forme de l’objet représenté.

LES COULEURS DES CHOSES

Je dessine un groupe de trois objets familiers d’usage quotidien : des couverts.

Le dessin des couverts est calqué sur une photo, choisie parmi une série réalisée avec des couverts très ordinaires et désassortis.

Poésie pure : on ne cherche pas un effet poétique qui tiendrait de la portée évocatrice de la chose représentée, qu’elle soit héroïque, tragique, émouvante, ou autrement sublime. Le motif choisi est des plus anodins. Le sens est dans l’établissement de relations entre les différents éléments du tableau.

Les trois contours forment un groupe qui est agrandi, déplacé et tourné de façon à s’adapter au cadre et à la disposition du fond, en évitant les accidents visuels qui capteraient trop le regard (si les courbes des objets présentaient avec les lignes du fond des situations de tangence ou d’autres singularités).

Le fond est la construction 6x6 décrite plus haut. Pour les dessins préliminaires j’avais un montage avec la photo des couverts en noir&blanc. Il illustre bien la nécessité de se placer précisément par rapports aux conventions de représentation.

Jamais l’image d’un des couverts ne sera désolidarisée du reste pour être agrandie ou positionnée séparément, ni une autre silhouette prise d’une autre photo. Ceci, pour préserver la cohérence spatiale de l’ensemble des couverts. Pourquoi ? J’imagine que si je représentais chacun des couverts indépendamment des autres, j’en ferais un signe, une sorte de logo, qui très vite se résoudrait par une représentation conventionnelle (en plan ou en élévation). Tout le travail sur le fond, qui n'est pas du tout spatial, ne tient que si on admet que l’effet d’opposition entre l’espace des couverts -à la fois tri-dimensionnels et aplatis comme silhouettes- et le motif plat du fond est un écart radical dans la convention de représentation, pour qu’y passe quelque chose de l’ordre de la métaphore de l’image.

L’image des couverts, parce qu’elle est construite en perspective, postule un emplacement de l’oeil du spectateur, et assimile le spectateur à un oeil. Le fond camouflage, lui, ne se situe qu'à la surface du tableau. L’échelle ici est question de granularité du tableau, qui elle aussi interpelle le spectateur et lui assigne un emplacement, mais pas par les voies de l’optique. L’échelle du fond est une affaire de geste. Elle met en place le peintre et le spectateur comme corps.

Le groupe des couverts une fois mis en place est réduit à des contours, et chacun prend sa couleur, bleu, rouge ou jaune. Je donne aux objets une apparence qui n’est peut-être pas optiquement fidèle, photographique, mais qui par la couleur renvoie à une nature plus profonde et plus universelle. Tout en sachant bien que l’association chromatique proposée m’est strictement personnelle.

En ce sens, le but c’est peindre non pas l’objet, mais une certaine manière d’être picturale propre à l’objet.

C'est Nature Morte Synesthésique, acrylique 60x60 :

Et Le Goût des Couleurs, acrylique 60x60 :

Pour un autre tableau sur le même thème, je choisi un camouflage en grisaille. Le dessin est celui du camouflage basé sur le carré magique d’ordre 5 de Dürer. Le tableau est Du Goût et des Couleurs, acrylique 60x60 :

LA COULEUR SYNESTHESIQUE : ABSTRACTION ET IMITATION

Notre enquête a débuté par une interrogation sur les raisons de la couleur des formes abstraites. Apparemment nous voici à présent aux antipodes, avec des considérations sur les représentations d'objets concrets. Mais le terrain semble familier. Ne serions nous pas, en fait, revenus dans la voisinage de notre point de départ, mais en jouissant d'un point de vue différent ?

ABSTRACTION MIMETIQUE

En examinant les derniers tableaux nous avions rencontré l'opposition forme/fond, arbitraire/mimétique. Voici des notions qui semblent bien dépassées, à n'avoir de vertu explicative que pour une peinture que le modernisme aurait enterrée depuis longtemps.

Or les tableaux sur la couleur des noms,qui ressemblent à s'y méprendre à des compositions minimalistes, sont imprégnés de ces notions.

On sait que la démarcation entre figuration et abstraction est floue, comme par exemple dans ces tableaux où l'abstraction est l'aboutissement d'un processus de stylisation et de géométrisation de figures ou de paysages (Un bon exemple : Nicolas de Staël). Ce n'est pas ce cas qui nous concerne. Dans les formes mêmes qui n'évoquent en rien les formes naturelles, il peut y avoir figuration. Si je dessine un carré, n'est-il pas concevable que dans certains cas ce carré ne renvoie qu'à lui-même, et dans d'autres, il représente, par exemple, un carré ? Pensons au professeur de géométrie, qui accumule sur le tableau noir des formes abstraites, qui ne se justifient que de représenter des formes abstraites, pas nécessairement autres qu'elles mêmes, ni dans un espace différent. Ce n'est donc pas tant que la figuration soit de l'abstraction après tout, mais plutôt le contraire.

SYNESTHESIE ET SYMBOLISME

On peut dire, en première analyse et sans préjuger de motivations ultérieures, qu'habiller les choses, les couverts par exemple, de leur couleur synesthésique c’est en perfectionner l’efficacité figurative. Nous manifestons des qualités secrètes qu'un regard intérieur attentif et sensible nous a dévoilées. Mais cette adéquation est paradoxale : tout en visant une expression plus totale, on ne peut pas contester que l’on s’éloigne de la représentation : nous savons tous bien que le couvert en soi n’est ni rouge, ni jaune, ni bleu, mais d’un métal invariablement argenté (ou même, si ainsi le veut le hasard, à manche de corne ou plastique vert). Et le phénomène est subjectif, puisque ces couleurs ne sont pas une convention collective, mais une préférence personnelle.

Ne serions-nous pas dès lors en train d'arpenter un chantier esthétique abandonné depuis longtemps, à savoir celui du symbolisme, qui cherchait à exprimer l'être intime des choses jusque dans l'écart par rapport à la réalité extérieure, et du romantisme, qui privilégiait l'expression des émotions de l'individu ?

Une double question se pose donc : la synesthésie est-elle un perfectionnement de la figuration; et qu'apporte elle au spectateur si à ses yeux elle ne peut paraître qu'arbitraire ?

Ce sont des questions qui on déjà été posées, sous des formes à peine différentes, et des réponses leur ont été données auparavant. Mais voyons si nous ne pouvons que répéter ce passé dont nous découvrons en nous la présence.

ARBITRAIRE ARTISTE

Commençons par nous repérer en repassant par certaines portes ouvertes.

Le modernisme a répandu l'idée que l'artiste est un démiurge, qui n'a de compte à rendre à personne. Valorisation de l'originalité, et bannissement concomitant de l'imitation. Le but de la peinture n'est pas de confirmer les habitudes perceptives du public. Il y a obligation pour l'artiste, sinon de choquer, du moins de prendre le regard à contre-pied.

Etant par tempérament peu enclin au narcissisme et par exigence intellectuelle, je préfère porter sur mon travail un regard impersonnel et sans tendresse. Il doit bien y avoir dans la relation synesthésique quelque chose qui peut être compris et communiqué.

ARBITRAIRE ABSTRACTION

Je suggérais, lors de ma petite digression du côté du camouflage, que celle-ci n'est peut-être pas gratuite et a quelque chose à m'apprendre sur le motif principal.

Il y avait là une répartition des tâches et des procédés entre l'abstraction et la figuration, appliqués au fond et à la forme selon le schéma suivant :

Ce tableau résultait de glissements sémantiques entre des termes opposés en deux pôles :

On pourrait dresser le tableau suivant comme équivalent:

Ces assimilations me semblent grosso modo consacrées par l'usage. Sauf une, problématique, qui découle des ambiguïtés profonde de la notion d'imitation.

Et c'est la couleur synesthésique qui révèle par la pratique cette ambiguïté.

Si elle est arbitraire au regard du groupe impersonnel (le langage pictural), en même temps elle est puissamment motivée en ce qui concerne la parole singulière du peintre : elle est, pour celui-ci, expression naturelle et nécessaire. En ce sens, on peut dire que, subjectivement, elle est naturaliste et mimétique.

Comment peut elle être à la fois arbitraire et mimétique ?

Examinons plus en détail chacun de ces termes.

ARBITRAIRE METAPHORIQUE

L'arbitraire de la couleur synesthésique est semblable à l'arbitraire des mots, qui n'ont rien à voir avec les choses qu'il désignent. Cette transposition arbitraire des valeurs, n'est-ce pas ce qui se trouve au coeur de la métaphore (le mot désignant, à l'origine chez Aristote, un transfert du sens d'un mot à un autre). Aristote suggérait que la métaphore n'est pas la substitution arbitraire d'un mot à un autre. Il pensait, et cette conception est encore largement répandue, que la métaphore devait se fonder sur une similarité; qu'elle était une comparaison implicite. Le siècle passé a vu une notable réévaluation de l'arbitraire par rapport à la proximité de sens comme cause motrice de la métaphore, qui a culminé avec les surréalistes.

Cette contradiction ne peut sans doute pas être résolue par l'évacuation complète de l'un ou l'autre des termes. La synesthésie ne nous donnerait-elle pas la nature de ce qui dans la métaphore (comme figure et comme principe de génération de la langue), échappe à l'arbitraire ?

En même temps s'est produit un déplacement de l'accent mis pour l'interprétation des figures poétiques de la fonction expressive à la jouissance.

Dans cet esprit, on ne chercherait pas à comprendre la couleur synesthésique comme figuration perfectionnée, mais en l'évaluant en termes de plaisir. C'est justement l'inattendu, l'inapproprié de la métaphore qui en porte la charge poétique.

LA MAISON MIMESIS

Nous sommes tous, encore et toujours, dans l'univers de l'imitation. Mais la confusion règne sur la question, et on sort d'une longue période où elle était tabou.

La dualité profonde du sens du mot imitation est ancienne, entre la reproduction servile des apparences (Platon) et la création d'une fiction plus vraie que nature (Aristote).

Depuis son emploi par les Grecs sous le nom de mimesis jusqu'à aujourd'hui, le sens du terme a effectué des révolutions complètes : entre la condamnation et la sacralisation, entre les fonctions descriptive et productive, entre la représentation et l'interprétation. La maison Mimesis est squattée par une multitude de notions plus ou moins respectables : copie (servile), reproduction, répétition, imitation, représentation, interprétation (magistrale), trompe-l'oeil, contre-façon, fiction, mensonge, authenticité, etc. En toute modestie, je ne désire pas apporter de définition nouvelle. Mais bien me situer et m'orienter dans ce labyrinthe déjà parcouru en tous sens.

Pour ce qui est de la mimesis créative d'Aristote, je pense qu'elle ne présente qu'un intérêt historique en tant que telle, et que c'est plutôt en pensant la métaphore que l'on peut penser la créativité.

L'IMITATION

Le terme imitation par contre a une portée éthique qui semble toujours d'actualité. Il a aujourd'hui un premier sens commun, psychologique, qui n'est pas flatteur : imiter quelqu'un, c'est se départir de sa personnalité pour se couler dans les apparences du comportement d'autrui.

Imiter, pour un architecte formé dans un esprit moderniste (comme je l'ai été), c’était l’opposé de la création authentique : se contenter de la reproduction superficielle de formes, souvent assimilées sous l’espèce des photos de magazines, alors que le vrai travail de conception, c’était la création de formes fondée sur la conceptualisation sans a priori d’un réel fondamentalement étranger à la forme (ce qu’on appelle la fonction).

Aujourd'hui, culturellement, toutes les notions ont été subverties, transformées en leurs opposées. Au milieu de ce relativisme, une éthique artistique me semble toujours possible et indispensable. J'assume la notion péjorative de l'imitation opposée à celle de la production originale. Mais l'imitation n'occupe plus chez moi une place centrale au fond des cercles de l'enfer des idéologies.

Le plus urgent, est d'échapper à la confusion générale. Je ne pense pas que le concept d'imitation, si c'est pour le reprendre des anciens comme argent comptant, soit efficace dans une pensée de ce qui peut se faire aujourd'hui. Une clarification s'impose.

IMAGE ET CONCEPT

Là où se joue une partie plus serrée, où on peut espérer dissiper la confusion, c'est en prenant en compte également la dichotomie image/concept. Les deux étant des aspects fondamentaux des phénomènes mentaux, et non des choses en soi. Les deux notions ne se distinguent en rien par leur extension; elles s'attachent aux mêmes objets, qui peuvent être vu comme images, ou compris comme concepts. Depuis toujours l'image est cette réalité extérieure que fabriquent les artistes : dessins, tableau, photos, etc. On a fait (Platon et Aristote, pour commencer, qui faisaient en plus l'équation image=idée) une assimilation entre l'image mentale et le dessin, en commençant par faire de l'image mentale une sorte d'impression sur une matrice corporelle (Aristote), ou généralement en disant de l'image mentale ce qui peut se dire des images concrètes (Sartre par exemple). Je pense préférable d'éviter le terme d'image dans le sens de réalité concrète, pour le réserver au phénomène mental.

Impossible ici de donner un développement solide et convainquant des idées que j'ai fait miennes en la matière, et que je résumerai donc en disant que des deux facettes des phénomènes mentaux, - de tous, y compris des mots et des images -, l'image est ce qui se pense comme globalité et identité à soi-même, et le concept ce qui se pense comme négativité et référence à l'autre.

Les termes mimesis et mimétique peuvent désigner plus généralement la reproduction du réel, y compris dans le dépassement de l'apparence.

L'imitation prend dès lors un sens plus restreint de reproduction imaginaire. La signification est proche de celle de représentation.

La couleur synesthésique n'est pas imitative en tant qu'image : elle n'est pas représentation. Elle est mimétique en tant que concept, mais moins parce qu'elle serait réductible à des mots que parce que les mots seraient les fossiles d'une synesthésie. C'est en se sens qu'elle peut être dite métaphorique.

L'exigence éthique évoquée à propos de l'architecture ne me semble pas déplacée à propos de l’acte pictural. Il ne s’agit évidemment pas de satisfaire à une utilité quelconque. Ce qui est tout à fait pertinent, c’est l’exigence d’un discernement entre l’image avec ses effets de séduction, et le concept, qui invoque ce qui n'est pas image, et seul investi du pouvoir créateur. L'architecte, le peintre et le sculpteur, gèrent les mêmes phénomènes mentaux du travail discordant des tropes, du déplacement et de la condensation, et s'ils préparent bien leur création, verront la surdétermination lui donner vie.

Sans être un iconoclaste, c'est au concept que j'accorde la vertu productive et métaphorique, et à l'image la pesanteur idéologique et métonymique : le choc des mots et le poids des images.

Evidemment, il faut dépasser le simple manichéisme anti-image. D'abord, le plaisir lui, est image. Secundo détruire les images ou s’abstenir d’en produire n’est pas combattre l’illusion. L’image, ce n’est pas seulement la production, bi- ou tri-dimensionnelle des artistes, c’est une facette de l’intégralité du réel. Et il n’y a pas d’autre position proprement humaine que d’assumer l’image, et, en tant qu’artiste, de s’y infiltrer pour en démonter les flux illusoires. Ne fût-ce que pour soi.

La synesthésie est pour moi, ici et maintenant, un moment de réflexion et de mise au point sur la légitimité de l’image et de l’imitation. Prendre conscience des automatismes synesthésique, quitte à s’en distancer plus tard, c’est déceler et qualifier leur nature mimétique.