LIGNES de FUITE


LE TEMPS ET L'ESPACE

Le Temps. M'y repérer, m'en construire une carte ou une perspective mentales n'ont jamais été mon fort. Par contre, pour ce qui est de l'espace, je m'y sens relativement à l'aise. Si dans la musique, art du temps, je trouve mon chemin, c'est en la voyant comme une métaphore de l'architecture.
Mon travail pictural se répartit assez équitablement entre deux orientations, avec d'une part des compositions qui disposent dans l'espace du tableau des formes et des couleurs qui me parlent, et d'autre part des tentatives de dessiner ce qui se déploie dans la dimension du temps, sans doute pour le plier aux ordres de l'espace.

L'INSTANT ET LA DUREE

A l'occasion de l'exposition Quand la Photo Prend le Temps à la Médiatine, j'ai eu l'occasion de présenter diverses formes de condensation de la durée en un pseudo-instant.

Les Momentanés étaient une série d'images faites au cours de l'été 2010, chacune d'elle étant la condensation de plusieurs clichés pris d'un point de vue unique dans le parc du Cinquantenaire. Représentation non pas d'un instant, mais d'un moment, entre deux minutes et plus de deux heures. L'exact contraire d'un instantané. Aucun flou ici, mais la combinaison en une image de plusieurs clichés étalés dans le temps.

Les vidéos de la série Turbulences se présentaient comme la désintégration de l'espace par une composition de mouvements contradictoires.

           

Dans la série Littératures Alimentaires, certaines images étaient le récit d'une saison sous l'angle étroit de la succession des fruits du matin réduits à leurs pelures. D'autres images étaient des vidéos accélérées qui de plusieurs heures du séchage de pelures de carottes recréaient une chorégraphie.

           

C'étaient donc quelques procédés qui abordent le problème de la saisie de la durée soit par la juxtaposition, soit par la condensation. Métonymies et métaphores du temps.

LE FLOU, IMPRECISION ou PARTI-PRIS

Prendre ses distances vis-à-vis de la précision de la photographie dans son entreprise de capture du réel comporte un plaisir d'ordre esthétique. On s'occupe moins de la chose que de son image. Le mouvement qui à la fin du XIXème siècle s'est attaché à effectuer un retour de la photographie du documentaire vers l'esthétique et qui s'appelait Pictorialisme rejetait la précision et cultivait le flou. Mais le flou n'est pas que complaisance vis-à-vis de l'imperfection technique, il peut aussi, et très distinctement, être inscription du mouvement, et articulation claire de l'espace et du temps.

La photographie est par excellence l'instrument de la capture du temps dans le rectangle d'une image. Cette saisie est-elle une simple annihilation, ou une traduction ? Plus que la peinture qui de tous temps a voulu figer la durée dans l'immobilité intemporelle de moments chargés de sens, la photographie par sa technique même s'est trouvée à pouvoir répondre positivement à la question : que faire du mouvement, et donc du temps ? Ces réponses peuvent prendre plusieurs formes classiques : le bougé, le flou cinétique, le filé, etc.
A nous dès lors d'y chercher l'inspiration pour des travaux qui rendront visible et peut-être transformeront notre façon singulière de vivre le temps.

Les LIGNES de FUITE

Lors d'un voyage en train à Anvers, l'idée m'est venue de photographier le paysage, histoire de voir ce que donnerait une pose longue.

Disparition de la chose représentée au profit de la surface picturale. De même que la touche du peintre affirme visiblement la primauté de la peinture sur la représentation, le flou estompe l'objet pour mieux nous donner à voir l'image.

Le Flou fait Forme

Le procédé peut à l'occasion produire des images qui ont une allure de parfaites abstractions, faites de bandes horizontales diversement colorées. L'aspect pictural est ici manifeste. Art construit de flou et de hasard.

Evidemment, l'abstraction n'est pas ici intégrale : on sait bien que la figuration n'est pas affaire de dessin seul, mais que l'on peut aussi figurer par un accord de couleurs.

La Règle du Jeu ...

J'ai voulu ici explorer toutes les ressources d'une hypothèse simplificatrice : l'appareil photo est fixé sur un trépied, braqué perpendiculairement à l'axe du train, vers l'horizon; le mouvement relatif des éléments du paysage s'enregistrera sur la surface sensible strictement par des horizontales. Les éventuels écarts par rapport à cette contrainte seront, au même titre que les imperfections optiques de l'appareil, corrigés au stade du traitement numérique.

... et les exceptions qui confirment la règle

En principe les scènes qui m'intéressent sont statiques, et les tressautements du train sur les aiguillages, s'ils peuvent donner des résultats intéressants, ne seront a priori pas recherchés. Des objets au mouvement aléatoire, comme par exemple des drapeaux qui flottent au vent, seront rendus eux-aussi d'une façon qui échappe à la géométrie simple de notre flou horizontal.

Le filé

Parfois la différence net / flou prend une forme bien connue en photographie, celle du filé. L'appareil reste braqué sur le sujet en mouvement dans un environnement immobile. Dans mes photos de train, pour peu qu'un élément de la scène accompagne notre mouvement, on obtient un effet de filé semblable, qui isole cet objet au sein de la confusion. Parmi ces compagnons de route il y a bien sûr l'occasionnelle ombre du train. Notons que dans ce cas le flou ne se module pas selon la distance.

Ces apparitions dans l'image, pour curieuses qu'elles puissent être, ne sont pas l'essentiel de ce que photographier d'un train peut nous faire découvrir.

Un cas particulier se présente lorsque la voie est légèrement courbée, concave du côté où est braqué l'appareil. Il y a un lieu des objets qui apparaîtront nets à l'image, une surface à distance finie, et si par exemple un arbre, une maison, un clocher d'église se trouvent dans ce plan, leur image sera parfaitement nette.

Ambiguïté entre abstraction et figuration

Un contour parallèle au train devient une ligne nette, et tout le reste s'efface dans le flou. Cette persistance partielle d'une dimension de l'objet induit une ambivalence entre abstraction et figuration. Dans ces compositions abstraites se glissent des formes dont on voit plus ou moins bien ce qu'elles représentent : les horizontales de fenêtres ou de balcons, des rails, des quais, des sillons ou des chemins, etc.

Le hasard et la chance

Parfois les objets réduits à leurs composantes horizontales acquièrent une identité problématique. Ces devinettes mettent notre perception en porte-à-faux. Des formes apparaissent dont on ne peut pas expliquer l'origine. Comme si pour cette vision mouvante des êtres se manifestent qui pour l'œil normal resteraient indétectables.

Des paysages faits pour le flou

Il y a une distance énorme entre ce que l'on voit à travers la fenêtre du train et l'image qui en résultera. Le hasard et la chance persistent à jouer un rôle primordial, mais avec le temps j'ai fini par repérer ce qui dans les paysages qui défilent pourrait donner une image intéressante, et exercer ma vigilance pour saisir ces occasions. La beauté du site ne garantira pas celle de l'image; des paysages de verdure, qui seraient charmants si on les saisissait en instantané (des prés avec des chevaux qui gambadent, des feuillages d'automne multicolores, etc.) ne donneront rien en pose longue mobile. En Wallonie, les voies traversent souvent de beaux paysages naturels et je sais bien que j'y perdrais mon temps. Par contre, les voies en Flandre sont très souvent bordées de maisons et d'autres édifices, ce qui peut être vu comme une absurdité environnementale, mais c'est plutôt là que je trouverai les sujets de mes images. La violence faite à la géométrie m'a fait réaliser qu'il faut près de la voie quelque élément architectural, et les bâtiments et ordonnances parallèles à la voie donnent de moins bons résultats que ceux qui sont disposé en angle.

Les ciels et les nuages

L'image d'un point à l'infini est absolument nette : c'est que qu'on observe parfois pour la lune et le soleil, et plus souvent pour les nuages. Les ciels apparaissent donc très nets en comparaison de tout ce qui est plus près, et donnent donc la profondeur du paysage.

Le rôle des ciels dans la composition de l'image est dès lors essentiel, et je m'attache à planifier mes voyages pour les jours où ils présentent les motifs les plus prégnants. L'intérêt de la présence des nuages vient aussi de ce qu'ils expriment à leur façon le mouvement et sa trace fluide. Dynamisme d'une grande lenteur à notre échelle de temps, mais néanmoins très expressif.

Vitesse et confusion

Dans les compositions en bandes horizontales, de la réduction de l'environnement à quelques valeurs chromatiques résulte quelque chose de serein, comme si la vitesse gommait tous les détails disgracieux d'un monde plein de laideurs et de conflits. Mais dans certaines images, l'effet produit est exactement l'inverse, et on retrouve dans l'image tout le tumulte et la confusion qui effrayait les premiers observateurs du train au XIXeme siècle.

Le flou directionnel synthétique

On pourrait poser la question suivante : si le propre de ce genre de photo est le floutage dans une certaine direction, pourquoi ne pas prendre une photo de paysage normale, et lui appliquer un traitement digital qui dans les logiciels s'appelle flou directionnel, flou de mouvement, etc. ? C'est ce que font les publicitaires pour exprimer la vitesse, la mobilité, etc. On ne verra quand même pas la différence, non ?

Les images produites par ce flou digital ont une ressemblance superficielle avec les photos prises du train, mais un peu d'attention montre des différences importantes. La dispersion des valeurs RVB sur une longueur et dans une direction choisies est uniforme sur l'ensemble de l'image. Le flou est le même pour les objets proches ou lointains.

LA PERSPECTIVE DYNAMIQUE

A toutes ces images qui expriment le mouvement par le flou directionnel digital manque un élément essentiel : le rendu différentiel de la profondeur par un flou variable, qui est l'effet singulier de la photographie en train.
On constate que les lointains (les astres, le ciel et les nuages) sont nets, les objets à moyenne distance ont un flou d'amplitude moyenne, et les plus proches se fondent en une abstraction horizontale.

Pour une vitesse du train donnée, selon que l'objet photographié est proche ou lointain l'ampleur de sa projection sur la pellicule ou le capteur sera plus ou moins grande. Supposons que lancés à 60km/h nous fassions une pose de 1/2 seconde : le mouvement relatif de tous les objets est de +/-8m (8,33m). Pour un objet près de la voie, à une distance de 5,6m, cela donne un angle de 74°, et pour un objectif de 24mm le flou occupe toute la largeur de l'image. Pour un nuage à 10km, le mouvement apparent n'est que de 0,05°, soit 0,2mm sur une image 24x36mm.

De par ce rapport complexe mais exact entre l'éloignement et le floutage, on peut dire que l'espace 3-D de la scène photographiée se retrouve restitué fidèlement dans l'image 2-D.
C'est donc une sorte de perspective.
A la perspective classique qui se restreint à la projection du monde sur une surface plane (et habituellement verticale) par un point unique, la photographie en train superpose un autre type de rendu exact de l'espace.
L'instrument, au lieu de la camera oscura est ici la combinaison du train en marche et de l'appareil photo. La construction rigoureuse de l'image opère une réduction structurée de l'espace à l'image, et on devrait dans une certaine mesure pouvoir restituer l'espace à partir de l'image.

J'ai choisi de l'appeler perspective dynamique.

LE SYSTEME DES OBTURATIONS RECIPROQUES

La variation d'intensité du flou d'après la distance n'est pas le seul effet de la perspective dynamique. On sait que dans la représentation spatiale traditionnelle et statique, à la construction géométrique de la perspective qui ne traiterait que de la projection des arêtes, s'ajoute le principe du rendu de la profondeur par l'occultation des objets lointains par les objets proches. Dans nos photos en mouvement, il y a un effet d'occultation très particulier : l'objet ne cache pas seulement ceux qui se trouvent derrière lui, il les rend aussi plus nets. On a une interaction entre les différents plans de la scène, qui fait que certains peuvent jouer un rôle d'obturateur (au sens du dispositif mécanique qui règle la durée d'exposition) pour ceux qui sont plus loin, et ainsi les rendre plus net que s'ils étaient visibles pendant toute la durée de la photo.

On observe donc dans le cas de la perspective dynamique une interaction singulière entre les occultations et les floutages, la forme d'un objet se trouvant modifiée du fait de l'interposition d'un autre objet. C'est un système complexe, qui fait que même si on appliquait synthétiquement à chacun des plans de la scène un flou directionnel d'amplitude variable en fonction de sa distance, on n'aurait pas le même résultat qu'avec la photo prise du train, parce que les plans proches n'y joueraient pas ce rôle d'obturateurs pour les plans plus lointains.

C'est sans doute ce jeu complexe qui produit les surprises formelles les plus intéressantes. L'effet d'obturation réciproque n'est pas toujours évident. Un cas intéressant est celui du feuillage : son aspect n'est pas du tout une application indifférenciée du flou directionnel, mais bien une interaction sophistiquée entre les différents plans. Chacune des petites feuilles joue le rôle d'obturateur pour les autres.

En outre, le mouvement des objets observés a une composante de rotation qui fait que des faces se contractent ou se dilatent, apparaissent ou disparaissent. C'est sans doute ce qui explique en partie ces effets de création de formes énigmatiques que nous signalions déjà plus haut.

UN NOUVEAU PARADIGME PERCEPTIF ?

Quoiqu'il en soit de bien-fondé de l'assimilation d'une technique de figuration à un paradigme perceptif, l'exercice de cette technique a été pour moi l'occasion d'une découverte passionnante de notre environnement. Dessiner nous fait mieux voir; la photographie en train est une autre discipline qui transforme notre regard.

LE TEMPS REDECOUVERT

Et toute cette série de photos m'a fait découvrir de nouveaux aspects du temps. Je vais sur internet pour voir le temps qu'il fera demain; j'essaie de choisir le bon moment pour rejoindre le lieu que je vais photographier, pour le meilleur éclairage compte tenu de la saison et de la journée; parfois je dois patienter dans les gares pour de longues correspondances; à la fenêtre j'épie la survenue de la scène attendue ou inattendue, en aiguisant mes réflexes; à tout moment je corrige le temps d'exposition pour l'adapter à la vitesse du train et à la distance des choses extérieures. Tout-à-coup la photo est prise et le résultat est parfois bon; reste à faire le tri, et puis à traiter les données numériques pour en faire des images. Travail de patience.

Finalement, cette perspective dynamique pourrait bien s'avérer une sorte de cure de réconciliation avec le temps.