ATELIERS D'ARTISTES, texte
p.43 de Ateliers d'artistes, texte de Gita Brys-Schatan, photographies de Christian Carez, © Editions Racine, 2006.)
Pénétrant dans l'appartement de Thierry Gonze, nous découvrons un espace particulièrement lumineux. Notre regard se fixe immédiatement sur l'endroit où l'exécution de l'œuvre, lente, méthodique et réflexive à la fois marque sa place. Ce n'est sans doute pas la salle à manger qui est investie par l'activité créatrice, mais bien l'atelier qui est envahi de temps à autre par l'habitat quotidien. D'autre part, nous précise l'artiste, la partie conceptuelle et théorique se fait plutôt au sous-sol dans un local ad hoc. Que nous visiterons tout à l'heure.
Pour l'instant, indépendamment de l'ensemble parfaitement aménagé, ce qui frappe dans cet espace immédiatement après la sensation de clarté, c'est l'évidence de la couleur. Une verrière surplombe la chambre, séparant par un voilage souple la clarté zénithale parfois très forte et l'intérieur où visiblement une lumière étale, continue et douce est souhaitée. C'est un atout pour un artiste de jouir d'une arrivée supplémentaire de lumière extérieure. L'entièreté de la zone en semble imprégnée.
Une oeuvre accrochée au seul mur plein de la pièce m'intéresse singulièrement. Cette toile carrée me donne l'impression de faire surgir de l'intérieur de son espace un bloc lumineux de matière chargée d'illuminer tout l'espace, bloc qui comme une pièce de puzzle est englouti formellement dans son ensemble. À regarder mieux cet élément est bleu, d'un bleu clair mais dense au point de maîtriser royalement l'ensemble du tableau. Ce n'est certainement pas son titre, mais j'aimerais l'appeler « le nœud du problème » .Comment une couleur non irradiante, mate, d'un spectre non particulièrement solaire, et même réputée pour provoquer généralement une impression de distanciation peut-elle, ici, à ce point jaillir hors de son contexte. Elle semble constituer la cellule de propagation d'une vibration in se.
Le nœud du problème, parce que nous connaissons la passion de Thierry Gonze pour ce qu'il dénomme « les formes-couleurs » , qui est devenue une recherche très approfondie. Et lorsqu'il dit « Aujourd'hui lorsque je peins, le dessin et la couleur sont conceptuellement distincts ²», il n'ignore pas que de nombreuses théories sur la couleur ont déjà été publiées et que les artistes du passé récent ou lointain ont souvent argumenté de manière extrêmement rationnelle à propos de cette relation fondatrice. Or pour en revenir à ce bleu qui m'apparaît si curieusement luminescent, presque phosphorescent, cette tonalité n'est ni vraiment saturée, ni mise en avant par des contrastes violents avoisinants.
Ce n'est pas une recherche uniquement d'ordre chromatique qui aboutit à ce résultat. Pour l'artiste, chaque lettre possède sa couleur, dans un certain ordre choisi par rapport à la contiguïté des signes voisins, tout comme un mot renferme la sienne dans les mêmes conditions. La voyelle écrite suscite telle couleur et non la voyelle orale. Mais ce n'est qu'un infime exemple. Il ne s'agit nullement d'un byzantinisme éclectique.
Le camouflage comme peinture de paysage, Le monde contre le désert, La couleur des formes, Synesthésie et symbolisme, La maison mimesis 1, sont quelques-uns des sous-titres de ses essais réflexifs. Son travail sur des noms comme ceux de Proust à Pousseur en passant par Lacan, fournit des résultats surprenants. L'analyse de matrices et de vecteurs y participe, mais l'artiste n'y attache pas d'autre importance que celle d'utiliser un instrument pour mesurer des données en définitive personnelles et revendiquées comme étant individuelles.
Tout cela est présenté avec un humour à froid qui distancie à merveille le style sophistiqué ou dogmatique que cette orientation, inscrite par le créateur dans le grand courant constructiviste, pourrait faire craindre.
D'autres tableaux sur le même mur s'allongent en hauteur, porteurs de gammes raffinées. À l'examen, celles-ci s'avèrent de tonalités assourdies : pourtant depuis l'entrée, la couleur dans ce lieu me paraissait éclater. Est-ce la justesse des recherches conceptuelles ou l'intervention d'une sensibilité que l'on désire cacher ?
Ce n'est pas l'incursion dans le bureau-bibliothèque où nous sommes descendus qui me fournira la réponse. Bien entendu l'appareillage informatique y est présent, moins peut-être que les livres et autres catalogues rangés ou entassés sur les rayonnages. Cet outil est évidemment indispensable pour mener à bien les subtils calculs et transferts formels et chromatiques auxquels doit s'adonner Thierry Gonze pour donner sens à ses aspirations, sens en l'absence duquel il ne pourrait continuer. Quelques ébauches me sont montrées, j'y décrypte le cheminement de certaines configurations en processus de métamorphose. J'ai entendu circuler dans le milieu typographique un adage selon lequel « rose ne s'écrit pas avec les mêmes caractères que béton ». Il me paraît y avoir là une intime connivence de niveau sémantique avec le parcours de Gonze.
Quelques heures plus tard, j'ai saisi la plaquette qu'il a éditée en 2001, et ai pris connaissance de ce texte serré, toujours aéré par l'humour. J'y découvre avec satisfaction cette réflexion, cet aveu: « Lorsque je peins, à ma façon très préparée, les surprises sont celles que me fait mon inconscient ³.»
Voilà pourquoi cet atelier n'est pas figé dans une ordonnance rigoriste : la vie, même maîtrisée, laisse fuser le chaos, ce « chaos impossible à créer sans retrouver une forme » nous avait déclaré Thierry Gonze. Il s'agit certes d'un tout petit brin de chaos. Mais dans une belle atmosphère irisée, moitié transparence lumineuse, moitié couleur.
Notes :
(1) T. Gonze, Synesthésies, la Couleur des Formes, Bruxelles, octobre 2001, p.93.
(2) Ibidem, p.1.
(3) Ibidem, p.46