DESORDRES ET REFLEXIONS

LA SYMÉTRIE DU CIEL ET DE LA TERRE

Un beau jour de printemps, je me trouve à attendre à un arrêt de bus. Histoire de tuer le temps, je sors mon appareil photo. Devant moi, une façade moderniste. Pour en faire rentrer un maximum dans le cadre, je la tourne sur la diagonale. Comme souvent quand je fais une photo, je clique d'abord, je réfléchirai après. Ce que deviendra l'image, je n'en sais rien; ce n'est qu'un matériau pour un travail encore inconnu.

Mais sur place déjà la situation me faisait penser à celle de la série de photos que j'avais exposées en 2008 sous l'intitulé de Marines Urbaines :

Des façades-paysages cadrées en carré, avec un horizon qui divise équitablement l'image entre terre et ciel. Sauf qu'ici bien sûr la terre était –avant recomposition par la photo– un plan essentiellement vertical.

Dans les images résultantes il y a une cosmologie réduite à une formule géométrique simplissime. Cette réduction du monde à un chiffre ou à une figure géométrique est le motif fondamental de la symétrie.

Avec ma façade en oblique, plutôt qu'une partition horizontale je créais ce qu'en héraldique on appelle un taillé ou un tranché selon la direction de la diagonale. J'en essaie différentes possibilités : l'inverser, la tourner, la mettre en miroir.

Et je constate que la mise en miroir opère une mutation de l'image sans commune mesure avec ce que font les autres manipulations. Pourquoi ? Quelle est cette transmutation du monde que crée la symétrie ?

LA SYMETRIE, DE LA REGLE AU MIROIR

Il y a une tradition maintenant bien ancrée dans notre idéologie de l'art, qui fait de la symétrie une recette dont la facilité n'a d'égale que la stupidité. "La symétrie est la plastique même de l'immédiation, de l'échec, de la mort, de la stérilité", écrivait Roland Barthes. Ce dégoût de la symétrie n'est pas nouveau; il est né au XVIIIème siècle, avec le romantisme et notre modernité. Mais historiquement la symétrie a occupé une telle place dans la pensée des artistes qu'il vaut sûrement la peine de se poser la question de sa légitimité, et de réexaminer son travail et son pouvoir aujourd'hui.

Pour peu que l'on produise des images en variant leurs dosages de détermination symbolique et d'effet imaginaire, on rencontre vite la symétrie. Depuis la plus haute antiquité, les artistes, architectes, sculpteurs, musiciens mêmes, ont placé la notion de symétrie au centre de leurs stratégies de composition qui font, du chaos des matériaux, émerger l'ordre de la forme. La symétrie, sous toutes ses formes, est au cœur de ce qui fait de nos créations des reproductions fantasmatiques –des images– de notre corps.

La symétrie par l'arithmétique : le canon

Et la clef de l'ordre du monde antique était l'analogie, le rapport numérique. Que ce soit pour assembler les parties d'une statue ou d'un temple, les anciens avaient une ligne directrice : symmetria, la "commune mesure".

Parmi les récits les plus anciens, celui –de Diodore de Sicile– raconte comment deux frères sculpteurs, chacun sur son île, se répartissent la commande d'une statue monumentale : l'un fait la moitié de gauche, l'autre la moitié de droite. Finalement les deux parties sont envoyées sur le site prévu, et assemblées : elles coïncident parfaitement pour former l'image d'un Apollon –d'un style un peu raide il est vrai. Comment ont-ils fait ? La recette est simple : à l'intérieur d'un répertoire de formes conventionnelles,qui à cette époque archaïque étaient celles des colosses égyptiens, il n'y avait qu'à se mettre d'accord sur un chiffre : l'échelle relative au modèle : c'est bien cette commune mesure qui assurait l'unité et l'harmonie de la figure produite. Aujourd’hui encore, la justesse de l’Echelle, valeur architecturale discrète mais fondamentale, est la première qualité d’un édifice.

Le kanôn grec était la règle de l'architecte, qui coordonnait toutes les dimensions de l'édifice. Par extension, le canon en est venu à définir les proportions régissant la beauté sous toutes ses manifestations, y compris dans le corps humain.

Cette idée que la beauté puisse se gérer avec un tableau de chiffres et la reproduction par agrandissement ou réduction d'un modèle idéal refait parfois surface encore aujourd'hui. Pour illustrer l'idée, voici une version 2.0 de la latte de l'architecte :

Cindy Crawford a un visage "Règle d'Or" (c'est-à-dire que le rapport entre la largeur du nez et celle de la bouche est de 1/1.618).

Cette relation numérique des parties en un tout en relation avec le corps humain était ce que jusqu’à la Renaissance on entendait par symétrie. Une unité régie par la raison et la mathématique, dont l’évidence imaginaire était secondaire par rapport à la maîtrise symbolique. Il était admis que la symétrie ne pouvait être maîtrisée et appréciée que par la sensibilité éduquée de l'artiste ou du connaisseur.

La symétrie par la géométrie : le miroir

Mais bien sûr de tous temps également on n'a pas manqué d'observer une autre sorte de régularité : les animaux, et l'homme en particulier, ont un corps dont on peut distinguer deux moitiés présentant une ressemblance paradoxale : mêmes dispositions par rapport à un plan médian vertical, et mêmes dimensions, mais impossibilité de les superposer. Cette forme de régularité physique est appelée chirale, c’est-à-dire des mains, car les mains nous donnent la vision la plus immédiate et accessible de ce principe d'identité paradoxale. On l'appelle aussi sagittale, comme le plan de symétrie de notre corps, qui est celui de notre mouvement principal; c'est celui dans lequel l'archer bande son arc.

Symétrie et biologie

Cette symétrie chirale ou sagittale est un principe de sélection naturelle : les individus symétriques courent généralement plus vite, et ont ainsi une meilleure chance d’échapper à leurs prédateurs –ou d'attraper leurs proies; et nous sommes plus enclins à nous reproduire avec des individus dont l'aspect est symétrique. Konrad Lorenz signalait une caractéristique intéressante des stimuli vitaux instinctifs (Innate Releasing Mechanisms) : ce sont des formes à la fois très simple et très improbable. La régularité symétrique est un trait essentiel de tous les stimuli instinctifs visuels.

C'est sur ce solide fondement biologique que la symétrie s'est installée comme souveraine de la beauté.

Mais on ne peut pas non plus ignorer que si la symétrie se donne pour ordre naturel, les hommes peuvent aussi avoir la volonté d'affirmer dans leur corps même leur être culturel et social, par un tatouage somptueusement asymétrique, comme dans cet exemple Caduveo rapporté par Lévi-Strauss.

Beauté des corps et de leurs images, mais beauté aussi de toutes les projections fantasmatiques de notre corps dans le monde extérieur, au premier plan desquelles les créations architecturales. Le plaisir de la symétrie n’est pas toujours placé sous le signe de l’identification immédiate et flagrante à la figure humaine. L’image de soi chez l’enfant se construit aussi bien par l’inspection du miroir que par le dessin de la maison. Il existe une symétrie non figurative, qui dans la plupart des cas relève de ce qui a été théorisé par les architectes comme une variété d’ordonnance.

Les façades, les colonnades, les ornements des temples anciens nous montrent que l’harmonie des proportions (et la juxtaposition de modules répétitifs) définies par le canon, la symmetria numérique, n’était pas la seule recette de la beauté architectonique, et que la symétrie bilatérale caractéristique du corps humain régissait aussi les créations architectoniques : la cohésion visuelle –l'harmonie– d’un édifice était tributaire en grande partie de la correspondance des parties de part et d’autre d’un axe ou d'un plan.

GRANDEUR ET DÉCADENCE DE LA SYMÉTRIE

Cette «nouvelle» forme de la symétrie prévalut devint dominante à la fin du XVIIeme siècle, lors de la Querelle des Anciens et des Modernes, les premiers insistant sur l’harmonie des proportions, les seconds sur les correspondances en miroir.

Parmi les vertus premières de la symétrie bilatérale, son grand promoteur, l'architecte Claude Perrault, avançait l’immédiateté et la facilité de sa perception, alors que l'appréciation de la belle proportion supposait une expertise ou du moins une culture.

Mais dès le siècle suivant, d'autres notions esthétiques devaient se porter sur le devant de la scène et sonner le glas de la symétrie classique; elles tenaient à ce que dans une œuvre d'art on cherche un sens qui dépasse le simple plaisir des yeux. Vitruve déjà nous rappelait que l'architecte avait à se préoccuper de la durabilité de l'édifice, et de son adaptation à la vie qui l'habitera, et à sa pertinence culturelle –toutes considérations qui invoquent un Autre par rapport à l'image qu'il forme.

La peinture et la sculpture avaient à raconter une histoire, figurer des saints ou des héros, édifier le spectateur par des valeurs morales et intellectuelles. C'était encore plus vrai pour la poésie et la musique. Après la Renaissance, la symétrie a progressivement disparu de la peinture, à mesure sans doute où se répandait la peinture de chevalet, libérée des contraintes décoratives. Poussin par exemple nous donne une belle démonstration de la tension contrôlée entre l’ordonnance classique et symétrique du tableau, et l’autonomie symbolique de chacune des figures.

Et Montesquieu nous rappelle que si la nature demande des peintres et des sculpteurs de la symétrie dans les parties de leurs figures, elle veut au contraire qu’ils mettent des contrastes dans les attitudes.

C’était bien entendre la tension dans l’art entre une symétrie souvent facile et vide de sens et la richesse des valeurs morales et culturelles. Diderot dénonce la symétrie qui par une seule partie donnée vous annonce toutes les autres, et semble vous dispenser de les regarder.

Immédiateté et facilité perceptive, la symétrie en miroir ne devait pas tarder à devenir une recette de facilité et de paresse. Aux élèves dans les écoles des Beaux-Arts, on en vint à ne plus demander qu'une esquisse d'un quart du plan, les autres quartiers étant identiques.

Les romantiques la rejettent au nom de l’expressivité. A la régularité de la raison sont préférés la variété et le désordre des passions. «La symétrie, c'est l'ennui», disait Victor Hugo. Cette attitude donnera sa teinte idéologique à une bonne partie du modernisme. Et nous ne pouvons qu'apprécier par exemple cette interprétation romantique que donne Ruskin du motif végétal de la palmette. Le fonctionnalisme voudra porter tout le poids de la détermination des formes sur leur sens par rapport à l'usage qui sera fait du bâtiment, et qui n'est régi par la symétrie dans aucun de ses sens traditionnels.

La symétrie modulaire aujourd'hui

Si pour les modernes le procédé de composition par la duplication en miroir, dont on connaît trop l'effet anesthésiant pour l'intelligence, reste un tabou presque universel, la symétrie ancienne par modulation régulière est mieux admise.

Pour les mathématiciens et les physiciens, le concept de symétrie reste d'actualité : la symétrie des nombres de part et d'autre du zéro, les rapports entre matière et antimatière, les cristaux, etc.

Une approche de la symétrie comme peuplement obsessionnel de l'univers par des formes élémentaires a produit une abondance de décors en lignes et carrelages plus ou moins sophistiqués. Recherches ornementales avec un entrelardement de petites figures, comme chez M. C. Escher. Et aussi, traités sur l'axiomatique des motifs décoratifs. D'un autre côté, le minimalisme se donne comme dogme la réduction à des motifs élémentaires, avec leur éventuelle répétition. Dans ce cas, il est clair que l'épuration formelle aboutit forcément à une symétrie bilatérale qu'elle ne vise pas explicitement : par leur simplicité extrême, les Hommages au Carré d'Albers, les monochromes de diverses sensibilités, etc. réalisent une symétrie en miroir par défaut.

La symétrie en miroir aujourd'hui

Ce qui nous occupe ici n'est pas la prolifération systématique de figures élémentaires juxtaposées, ni leur réduction à l'unité, mais bien la symétrie classique, qui vise à discipliner le chaos apparent du monde par une opération élémentaire de mise en miroir.

Loin d'y chercher un effet facile et vide de sens, c'est sa charge symbolique et culturelle toujours à l'œuvre qui nous intéresse. L’effet imaginaire, qui dans la perception suscite l'identité, fusion des significations en globalité immédiate, est vu comme constitutif du sens par la pensée idéaliste. Le mieux n'est-il pas de s'introduire dans la place encore tenue par l'image et la symétrie, pour les décoder, en déjouer les séductions et les pièges, en débusquer les mensonges et les abus ?

Cette production d'images critique ne pourrait se faire par la peinture. On ne peut pas y distinguer un matériau qui serait en soi désordonné d'une composition symétrique, les deux étant à tout instant liés par l'intention esthétique. C'est par contre par le biais de la photographie que l'exercice de mise en symétrie prendra tout son intérêt.

Non pas lors de la simple photographie d'un motif déjà symétrique, visage, maison ou paysage, mais bien lors de l'assemblage de fragments de représentation du monde réel captés par l'appareil et radicalement dépourvus d'intention esthétique.

Forme symbolique, la symétrie devient un dispositif critique. Une vision matérialiste de l'image –et de la symétrie– s'attachera donc à les traiter sans déférence indue; la clef est l'ironie.

UNE SYMETRIE IRONIQUE

J'ai passé en revue quelques uns de mes travaux passés pour y relever cette symétrie ironique.

Dans beaucoup de ces dessins et toiles la symétrie est bien présente –parfois sous l'aspect ancien de la répétition modulaire, et souvent avec des éléments de correspondance spéculaire plus ou moins développés.

    

Mais toujours avec un décalage qui évite l'effet de complétude et d'immédiateté. La symétrie joue un rôle restreint de citation, d'élément de collage. Le vrai motif du tableau est la détermination symbolique, active et cachée derrière une composition pseudo-symétrique. La symétrie est subvertie par une bonne dose de «désordre» issu de déterminations symboliques, textuelles, ou peut-être tout simplement salutairement saugrenues.

Je ne pourrais pas parler de symétrie et de nos ruses vis-à-vis d'elle sans évoquer la Maison Fractale, que j'ai dessinée il y a un quart de siècle. Le parti déploie en plan une figure autoscalante : toute partie de la courbe y est répété ad infinitum à une échelle décroissante.

Mais l'échelle, la présence dimensionnelle du corps humain en architecture, fait que jamais un bâtiment ne sera une vraie fractale. Il y a dans l'univers une rigidité de la dimension de l'espace qui fait qu'une molécule donnée a partout la même taille, ou qu'une fourni ou un éléphant tombant d'une hauteur de 1 mètre n'en ressentiront pas des effets proportionnels.

    

Ici, le tracé du plan porté en élévation rencontre vite les contraintes dimensionnelles de la fabrication et de l'usage. La symétrie de proportion est présente ici avec la tension entre la modulation matérielle et l'homothétie purement arithmétique. Les volumes construits sur le plan fractal sont sectionnés par des façades qui évoquent les compositions palladiennes, symétriques au sens des modernes.

La symétrie tire son intérêt de l'ingéniosité qui règle la controverse entre l'arbitraire de la forme et la liberté de la vie. Quel que soit notre désir de symétrie, le soleil, lorsque nous nous tournons vers le sud, décrira toujours son orbe de gauche à droite. Et de même que le corps en son intérieur est voué à l'asymétrie des organes, l'intérieur d'une maison est ordonné suivant les polarités de nos activités; par exemple celle qui organise la partie jour entre le séjour et la cuisine en passant par la salle à manger. Ces tensions se constatent dans les ruptures de symétrie entre faces avant et arrière, et entre l'est et l'ouest. C'est ce jeu que la Maison Fractale met en scène.

CONSTRUIRE UNE IMAGE SYMETRIQUE

Des fragments de photographies plus ou moins extensifs sont pris comme matériaux pour la création d'une image nouvelle dans laquelle la mise en miroir produira l'effet le plus prégnant et dynamitera la représentation. Il s'agira toujours de créer non pas une image séduisante et totalisante, mais de prendre à contre-pied nos références perceptives.

D'autres approches existent dans le domaine de l'image en miroir, et nous voulons les évoquer brièvement pour en prendre nos distances : le reniement idéaliste du réel par le reflet, et la visée directement anthropomorphique.

LA CONFUSION DE LA CHOSE ET DE SON REFLET

S'il existe un lieu commun dans l'exploitation de la confusion qui peut se créer dans la symétrie en miroir, c'est bien celui qui met en scène un reflet qui usurpe la réalité de la chose. Une vue est dédoublée dans un plan d'eau, et une rotation de 180° inverse le rapport réel-reflet. Subversion de notre perception plutôt triviale. On rencontre le plus souvent ici une affectation qui consiste à insinuer que le reflet serait plus "vrai" que la réalité matérielle, l'image plus vraie que la chose. Spéculations métaphysiques proches de l'idéalisme Platonicien : la subjectivité immédiate est la clef de la connaissance, et regarder le monde dans un miroir, c'est créer un monde.

Outre cet aspect de divagations idéalistes, la raison de notre désintérêt est qu'il n'y a pas ici de création d'entités nouvelles, ni de réelle subversion de nos repères perceptifs. Pour que la symétrie nous interpelle profondément, il faut qu'elle se déploie suivant un plan vertical, comme le fait notre corps.

DU CHAOS A LA FIGURE : LA CREATION DES ELFES

Une autre approche de la création par la symétrie s'attache obsessionnellement à la ressemblance de certains objets à des visages incongrus.

Arcimboldo, Dali, et d'autres ont exploité ce filon du "visage caché" dans le domaine de la fiction picturale. Et ce genre d'apparition concerne aussi toutes les apparitions miraculeuses du Christ, de la Vierge ou de martiens dans les pierres, tissus, pains grillés, etc.

Ces visages et ces corps ne sont pas seulement tapis autour de nous à attendre qu'on les découvre; ils sont aussi le produit de notre activité créatrice. Leur présence est le but plus ou moins ouvertement avoué de nombreuses compositions symétriques : la duplication en miroir d’un motif peut lui donner l’aspect inattendu d’un être vivant qui nous touche –positivement ou négativement– parce qu'il nous ressemble. Créer la symétrie à partir de photos de choses informes fait parfois apparaître un corps ou un visage.

Ces quelques images sont été élaborées sur base de photos de rochers dans un désert californien. Ce ne sont pas toutes des candidates pour un concours de beauté, mais du coup voici le désert peuplé d'elfes et de monstres. D'autres symétries peuvent prendre pour matériaux des images plus ou moins chaotiques de rochers, de cascades, de déchets, etc.

Le traitement par le miroir d'un motif informe crée un sens nouveau sans commune mesure avec l'original, même s'il n'est pas toujours immédiatement décodable. Un exemple bien connu est celui des planches du test de Rorschach, simples taches d’encres sans intérêt avant qu’un pliage ne les transforme en figures chargées des significations narratives les plus profondes pour la personne.

Alors que jadis les critiques romantiques de la symétrie lui reprochaient sa pauvreté de sens, on observe ici qu'elle est créatrice d’un sens qui –il faut l’admettre– ne s’évalue pas en termes de vérité. Il s'agit plutôt d'un effet d'illusionnisme. Ce saut étonnant de l’insignifiance à la prégnance s’éprouve lorsque l’on construit ces images : absolument invisible dans l’original, le visage apparaît tout-à-coup lorsque que se mettent en place les deux moitiés symétriques.

Parfois l’image de départ est vraiment à peu près n’importe quoi, la transformation symétrique ne produit à première vue rien de spécial. Sauf qu’en examinant un peu mieux l’image on y découvre des motifs qui se sont associés en visages ou en petits elfes; cela bien sûr, à proximité de l’axe, où la réponse entre les deux moitiés est plus évidente et où les proportions rendent l’image du visage plausible. Le sens qui s’est construit à partir de ces petits éléments n’était pas présent avant la symétrie, et ne concerne pas l’ensemble de l’image. Mais ces parasites de la symétrie ne seront pas toujours les bienvenus.

Dans nos compositions symétriques, nous aurons de bonnes raisons de ne pas appliquer trop rigidement le procédé de mise en miroir des deux moitiés. Appliqué à des textures relativement fines et aléatoires, il peut faire apparaître, le long de l'axe, de petites figures humanoïdes qui paraissent bizarres et parasitent l'effet cherché.

Et donc il faut dans le résultat un peu d’ambivalence, et que le prolongement d’un élément au-delà du miroir puisse ne fût-ce qu’un peu paraître en continuité avec l’original, et appartenir au même monde. Du tas de pierres à l’avant plan ne sont gardés que les éléments assez distants pour ne pas s’agglutiner en visage ou en corps. D'autres images de ce texte ont le même souci d'éviter les trolls et autres parasites du miroir. On s'arrangera donc pour que les deux moitiés ne se divisent pas précisément suivant l'axe vertical médian.

La magie du miroir

Il n'y a pas que la fabrication des visages : le miroir peut transformer radicalement la nature des êtres présents dans la scène originale et en faire des êtres nouveaux, improbables ou saugrenus, des monstres redoutables ou bénins.

Les êtres vivants, plantes et animaux, qui justement sont symétriques en soi, courent le risque de perdre complètement leur identité dans le miroir. Les objets très caractérisés dans le plan sagittal, comme les voitures, deviennent méconnaissables.

REDESSINER LE MONDE AVEC UN MIROIR

Les symétries construites et présentées dans ce travail ici ne seront pas du type anthropomorphe : il ne s'agit pas de créer des personnages auxquels le spectateur s'identifierait –positivement ou négativement– mais de créer des ordonnances architectoniques, dont la portée mimétique est moins flagrante.

REPRÉSENTER OU COMPLÉTER UNE SYMÉTRIE EXISTANTE

Le degré zéro de la production d'une image symétrique serait le simple enregistrement d'une scène symétrique. Pourquoi ne pas s'en contenter ? La simple représentation ne produit rien : une carte postale des jardins de Lenôtre est un peu ennuyeuse.

Un rien plus créatif, on peut avoir envie de rectifier ou compléter un déficit de symétrie dans la scène captée et conférer une ordonnance classique à un sujet qui en est dépourvu, tout en conservant la référence spatiale –orientation et échelle.

Ici encore, l'exercice est relativement trivial. Mais c'est une exploration intéressante de notre attachement viscéral à ce tour de passe-passe qu'est la symétrie.

Comme motif de départ pour la construction d’une image symétrique, il serait normalement vain de prendre une composition –architecturale ou plastique– où la symétrie –au sens ancien ou moderne– serait déjà présente, même si elle n’est pas toujours manifeste. Le spectateur risque de n'y voir que la création reproduite, et rien du travail spécifique de l'image présente. Dans cette image sur base de l'exposition Sol Lewitt à Louvain, la symétrie du motif minimaliste est extrapolée jusqu'à l'absurde en envahissant le décor.

LES RÉFRACTAIRES AU MIROIR

En trafiquant de la sorte les images pour les assujettir à l'esthétique de Versailles, je n'ai pas tardé à rencontrer ce phénomène intéressant : il y a des êtres qui n'acceptent pas de bonne grâce l'inversion spéculaire.

Ce sont des créations de l'homme, porteuses d'un sens qui dépasse leur présence imaginaire : textes, signes, horloges, etc. dont l'orientation gauche-droite est essentielle. De toutes ces choses, les deux correspondants de part et d’autre du miroir n’auront pas du tout la même valeur symbolique. C'est une peu l'équivalent culturel de ces composés moléculaires racémiques dont les avatars de droite et de gauche ont des effets très différents.

L'effet de corruption et même de destruction du sens d'une forme par la symétrie ne s'observe nulle part mieux que dans le cas du texte. Le symétrique d’un texte n’est plus un texte. Léonard de Vinci avec son écriture spéculaire savait exploiter cette singularité du miroir qui agissait comme machine à coder et rendait tout texte énigmatique. Et la graphologie nous éclaire sur les multiples dispositions asymétriques du sens dans le plan de la page.

Dans ma série de tableaux Voyages et Rencontres, se jouait le conflit entre le désir de symétrie et la contrainte du motif. Le motif ici étant un texte court qui se retrouve dans le titre. Les couleurs synesthésiques de ce texte s'inscrivent sur un dessin mi-quadrillage mi-chaos. La composition chromatique résultante révèle la fécondité esthétique du hasard et de l'arbitraire. Mais parfois la pulsion esthétique, le désir d'harmonie visuelle agissait en retour sur l'élaboration du motif, forçant celui-ci dans des formes d'anagrammes, de palindromes, d'allitérations et autres figures poétiques.

Par exemple, pour Du mot voir l'iris sous l'obscur, la règle de versification tient aux rapports des couleurs primaires que sont ses voyelles.

Dans l'association des noms James Clerk Maxwell et Stéphane Mallarmé, les teintes synesthésiques forment deux moitiés symétrique et négatives l'une de l'autre.

Une autre illustration de la contradiction entre les exigences de composition de la symétrie et l'exigence de justesse figurative : dans un autre tableau de cette série, j'avais voulu figurer Marcel Duchamp à la fois par les couleurs de son nom et par une référence à sa passion pour les échecs.

La bourde : j'avais oublié qu'un échiquier, cela se dispose avec une case blanche en bas à droite. Cela fait un peu amateur. Que faire ? Recommencer le tableau ?

La solution plus économique que j'ai trouvée est de congédier la symétrie, et de corriger le tableau en décalant le tout vers la droite d'une case : La symétrie est effectivement gravement compromise, mais la vérité de la représentation –le sens figuratif– est restaurée. (En fin de compte j'ai quand même concilié symétrie et sens en un autre tableau, à la fois beau et vrai.)

Ce travail faisait sentir à quel point le texte, et les autres dispositifs conventionnels de l'homme sont des ordonnances rétives à la symétrie.

L'inversion d’un signe se solde normalement par une perte de sens. Il devient une abstraction. Dès lors il sera généralement nécessaire de remplacer les transposées symétriques des textes par l'original plus ou moins intégré à la perspective transformée.

Aussi profondément enracinée dans l'esprit de l'homme que la symétrie de son image est l'asymétrie de ses symboles.

LA TRANSFORMATION DE L’ESPACE

Dans la création d'une symétrie, il peut se faire que l'on ne dépasse pas la paresse du procédé que dénonçait Montesquieu : un ordre minimal est créé, chacun des n’importe quoi de part et d'autre de l'axe trouve sa justification dans l’existence de son correspondant symétrique. Il se regarde dans le miroir, et cela le confirme dans son droit à l’existence. On voit immédiatement comment l'image a été trafiquée.

  devient    ou  

Rien ne se passe : les deux parties sont symétriques, et puis alors ?

Mais d'autres fois, la duplication spéculaire opère une transformation radicale de l’élément de base. Les directions verticale et horizontale sont permutées et l'espace de l'image s'en retrouve bouleversé.

Dans l'exemple pris au début de ce texte d'une image de façade, une rotation puis une duplication symétrique me créait un motif nouveau, suffisamment prégnant pour faire momentanément oublier l'image de départ. La verticalité du plan de symétrie est si profondément imprimée dans notre perception que l'orientation réelle disparaît instantanément, et avec elle la réalité du motif originel. L'espace est transformé.

Au moins faut-il que le résultat produise la représentation d'une chose totalement absente de chacune des moitiés. Cette apparition, on l'a constatée lors de la création de visages avec des riens, mais elle peut aussi exister sans référence anthropomorphique explicite. L’image créée semble celle d’un objet qui n'a rien à voir avec l'original.

Le plus intéressant n'est sans doute pas la création d'une "chose" originale ou bizarre. Il est dans la création d'un espace. De ce qui s’impose avec évidence dans la symétrie, il n’y a pas que la ressemblance aux figures du vivant : la verticale est la direction de référence de notre être-au-monde, et dès lors l'axe de contact entre les deux moitiés symétriques s'impose comme le référentiel principal, remplaçant celui –naturel– de l'image originale. On ne repère plus immédiatement la rotation donnée à l'image. Nos schémas perceptifs en sont désorientés, et l'image, tout en nous gratifiant par la symétrie, nous met en même temps mal à l'aise.

PUPPY LULA

Pour confirmer et parfaire cette transformation de l'espace, il m'a semblé judicieux d'invoquer –toujours dans le registre de l'ironie– un élémentaire processus d'identification imaginaire : traiter l'image comme un miroir où le spectateur se reconnaît. Pour bien faire oublier l'espace d'où l'on vient, le plus efficace sera de loger dans l'image créée une figure qui invite le spectateur à s'identifier à elle et à le rejoindre de l'autre côté du miroir.

Pourquoi Poussin, Le Lorrain, et tant d'autres paysagistes, ajoutent-ils de petits personnages dans leurs tableaux ? Leur premier rôle sans doute est d'en faire plus qu'une fenêtre ouverte sur un panorama : un vecteur de projection imaginaire. Au lieu de regarder le paysage de ma position devant le tableau, je rejoins –et je deviens– ce personnage qui l'habite.

Le hasard a fait qu'à l'occasion de la fête des rois, je sois tombé sur un personnage qui semblait fait pour jouer ce rôle. Dans la galette à l'amande ma dent a trouvé une petite figurine, reproduction 3-D du personnage de dessin animé japonais Hello Kitty. Une des raisons pour lesquelles elle me plaisait, c'est qu'elle appartient à un univers qui nous parvient en traversant le miroir, puisque entre les japonais et nous, dans la BD, la droite et la gauche s'inversent. Notre Kitty est l'inverse de la leur. Et Hello Kitty à l'origine était un chat qui habitait l'autre côté du miroir, puisque c'était le chat d'Alice (du Pays des Merveilles). Mais Hello Kitty n'était pas entièrement satisfaisante : l'habillement est trop kitsch, et surtout, les détenteurs des droits de reproduction s'avèrent très agressifs dans la défense de leur patrimoine.

Un trait remarquable de la poupée, qu'elle partage avec d'autres des mondes musulman et puritain, est l’absence de bouche : elle n'a pas à parler, tout vient directement du cœur. Ce que ces poupées ont en commun, c'est l'idée d'une communion immédiate, qui ne passe pas par les contraintes du langage. Ce refus de l'articulation symbolique est aussi celui des correspondances spéculaires, de l’esthétique de la symétrie. J'ai donc préféré recréer une figurine dans la tradition de la poupée sans bouche.

C'est Puppy Lula, inspirée d'une petite chienne dégourdie et joliment asymétrique, toute blanche avec son œil gauche bordé de noir. Je l'ai équipée d'un miroir, comme celui de la Vérité, dont elle se réserve parcimonieusement les reflets.

TRANSMUTER LE CHAOS : LE MIROIR RECOLLE

Sans aller jusqu'à la création de figures humaines, l'effet organisateur de la symétrie sur une image qui ne serait que désordre insignifiant peut recréer une harmonie tout en bouleversant nos repères spatiaux.

Un mercredi après-midi, sur l’avenue de la Toison d’Or, je photographie des choses sans importance et sans beauté. Au pied d’un arbre, un miroir brisé. Morceaux de verre et morceaux d'images jetés là en désordre.

Je passe d'abord sans m’arrêter, et puis j'y reviens, et je photographie cette scène insignifiante. Plus tard, devant l'ordinateur, de ce chaos je refais, par le miracle de la symétrisation, une image qui recompose une identité nouvelle. La symétrie crée une sorte de sens nouveau.

Je pars donc de photos chaotiques. Mais pas n’importe quel chaos. Les chaos naturels sont d’une trop grande uniformité et peu susceptibles d'engendrer une figure intéressante.

Dès que ces chaos intègrent une trace humaine, ils prennent un caractère très différent et la référence spatiale y acquiert une densité tout autre. Ce qu’il nous faut, c’est un désordre humain, destruction partielle ou construction aléatoire, justement sans ce souci de la régularité que les anciens ou les modernes appelaient symétrie.

Dans une différence maximale avec de chaos originel se dessinera la pouvoir extraordinaire de la symétrie de recréer le monde.